Consummatio gaudii

Préface au tome 3, par Pierre Senges
À l’heure où vous lisez ces lignes, n’en doutez pas, ­Tristan cavale encore – partout à la fois, à Logre en compagnie du roi Arthur, en Cornouaille dans le château du roi Marc, en forêt à la recherche d’Iseult la Blonde, ailleurs encore pour y aimer Iseult aux Blanches Mains. Voilà une si longue histoire, il est difficile d’en repérer le début, on ne s’étonne pas de ne jamais en voir la fin, tout son charme, toute son énergie, sa fougue, son mystère, sa force jusqu’ici invaincue et son pouvoir de fascination reposent sur cette faculté de ne jamais s’interrompre – et si parfois le récit fait une pause, c’est pour mieux ménager le suspens : il repart aussitôt après.

Le lecteur aura beau se lever tôt, il prendra toujours l’histoire en cours, elle a déjà débuté.

De fait, les origines de ce Tristan en prose sont une série de Tristan en vers datant du siècle précédent : le Chèvrefoil signé Marie de France, la Folie Tristan de Berne, l’autre Folie d’Oxford, le Tristan de Thomas écrit vers 1175, celui de Chrétien de Troyes, perdu, datant de 1170, le Tristan perdu lui aussi d’un improbable M. La Chièvre, celui de Béroul, et avant tous ceux-là le Tristan de Bréri remontant à 1135, n’existant pour nous que sous la forme d’un titre, rien d’autre. Et avant ça encore, n’en doutons pas, toute une série de Tristan plus ou moins bien racontés par des conteurs dans un français de plus en plus étrange à nos oreilles à mesure qu’on remonte le temps en direction du latin de la décadence. Les collectionneurs d’origines, semblables à des chercheurs d’or, et ceux qui voudraient voir enfin la lumière de l’univers dans son œuf, pourront toujours remonter au-delà d’Ovide jusqu’à quelque mythe de l’époque mycénienne, sait-on jamais (certains savants voient dans le conte persan Wîs et Râmîn, composé autour de 1050 par Fakhr al-Dīn As’ad Gurgānī, l’origine orientale de Tristan et Iseult – tout le monde n’est pas d’accord avec cette hypothèse : il faudrait vérifier sur pièce en comparant tout page à page, ce qui n’est pas une mince affaire).

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Au temps du Chèvrefoil de Marie de France, la littérature, on le sait, était le poème, une affaire de rimes et de mètres, on ne l’entendait pas autrement et c’était très bien ainsi : euphonique, élégante, concise, délicatement ornementée, accompagnée à l’occasion d’un instrument à cordes, dans le genre psaltérion. Quelques années passent, pas le temps de dire trois fois ouf, et voilà qu’au même moment ou à peu près les aventures de Lancelot (le cycle du Graal) et celles de Tristan, jusqu’ici chantées en vers, font leur apparition sous forme d’immenses récits en prose. « La prose épouse alors de manière décisive le genre romanesque », a écrit quelqu’un de bien mieux informé que moi : une manière, la prose, et un genre, le roman, qui continuent aujourd’hui de cavaler d’un salon littéraire à l’autre.

Vrai, véridique, véritable, peu importe, les dragons seront toujours là, on y croira même davantage, l’essentiel étant de renforcer le lien de crédulité entre le lecteur et l’auteur, au nom d’une fraternité lointaine.

Comme pour toutes les métamorphoses de ce monde, on a cherché l’explication de ce basculement de la poésie à la prose ; on n’a pas eu de mal à en trouver un certain nombre, les grands mystères s’accompagnant parfois, longtemps après, d’une surabondance de justifications. Selon les auteurs de l’époque (c’est dire si le témoignage est direct), la prose est préférable pour l’avenir de la littérature parce qu’elle est le véhicule du vrai, quel que soit le sens de ce mot, tandis que la poésie persiste à propager les inventions et les mensonges. « Nus contes rimés n’est verais. Tot est menssongie ço qu’il en dient, quar il non seivent rien fors par oïr dire », assène vers 1200 le prologue à la traduction de la Chronique du Pseudo-Turpin, façon de jeter le discrédit sur cette poésie de ouï-dire, de fabliaux fumeux déformés à force de rabâchages par quelques diseurs édentés. Le plus grave défaut de la poésie est d’être un art de trouveurs, plus soucieux de trouvailles et de rimes plaisantes que de véracité – comme si la prose du Tristan, celle qui se trouve entre vos mains, peuplée de prodiges, pouvait prétendre à l’exactitude. On assiste là aux préludes à l’étrange et infinie bataille des lecteurs, des lettrés et des auteurs eux-mêmes contre les fables qu’ils adorent, contre cette « littérature comme mensonge » (ainsi l’appelait Giorgio Manganelli), seule capable pourtant de leur fournir d’immenses plaisirs en échange d’une somme modique – et parfois, pas de somme du tout. Quelques siècles plus tard, dans les pages de Don Quichotte remplies de billevesées au point d’en déborder, tel ou tel personnage, don Quichotte lui-même, ne cesse d’invoquer le vrai pour garantir la qualité d’un conte à dormir debout. (« C’est donc une si bonne histoire ? demanda don Quichotte. — Ce que je peux vous affirmer, c’est qu’elle ne contient que des choses vraies. ») Plus tard encore, les romans gothiques consolident leur authenticité à coups de manuscrits retrouvés dans un coffre, dans une bouteille ou dans une poche, et la préface à Frankenstein invoque la vraisemblance des faits d’après l’autorité du Dr Erasmus Darwin – et de nos jours (le vierge, le pignouf et le bel aujourd’hui), la mention « d’après une histoire vraie » sert d’incipit à des aventures d’agents doubles kidnappés par des millénaristes amateurs déguisés en chevaliers du Tastevin, eux-mêmes escroqués par de faux trafiquants de fonds de pension. Heureusement pour nous, toute tentative d’en finir avec la menssongie a toujours échoué avec panache, à moins que cette bataille n’ait été elle-même qu’une menssongie mise en scène pour amuser les farceurs tout en rassurant les grincheux d’un même élan – vrai, véridique, véritable, peu importe, les dragons seront toujours là, on y croira même davantage, l’essentiel étant de renforcer le lien de crédulité entre le lecteur et l’auteur, au nom d’une fraternité lointaine.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Brunetto Latini, dans son Livre du Trésor, à l’époque où le Tristan en prose connaît ses premiers succès de librairie : des deux manières d’écrire, la rime est plus étroite, comme « fermée de murs et de palis, c’est-à-dire de pois et de nombre et de mesure », tandis que « la voie de prose est large et pleniere ». Cette voie large et plénière, les auteurs du Tristan, ceux du Lancelot l’ont choisie pour suivre sur des milliers de pages un labyrinthe d’histoires enchevêtrées, passant par des forêts, des clairières, des chambres, des fenêtres, des corridors, des portes basses, des souterrains, tout un décor fermé de murs et de palis qui semble ne laisser aucun lieu vierge de récits. C’était en ce temps-là une drôle d’idée de génie, recourir à la grande forme de la prose pour charrier d’innombrables histoires, toutes sinueuses – et c’est bien ce qui semble se réaliser dans notre Tristan de plusieurs milliers de pages, une succession ininterrompue de faits, de figures, des allers-retours et des sauts de bottes de sept lieues d’une aventure à l’autre, avant de reprendre le fil de la première. Presque trois siècles plus tard, quand l’Arioste s’amusera à son tour à entrelacer des dizaines de récits de cavalcades autour de Roland devenu aussi fou que Tristan (sinon plus), il choisira pourtant le vers, pas n’importe lequel, l’hendécasyllabe, héroïco-comique – et pas question de niaiser en chemin, il s’agit de sauter le plus rapidement d’une monture à l’autre :

Dovea cantarne, et altro incominciai
Perché Rinaldo in mezzo sopravenne ;
E poi Guidon mi diè che fare assai,
Che tra camino a bada un pezzo il tenne.
D’una cosa in un’altra in modo entrai…

Dans la version de Michel Orcel :

Je devais le chanter ; j’ai bifurqué
Car au milieu Renaud est survenu,
Et puis Guidon m’a donné fort à faire
Que j’ai dû surveiller un bon moment.
D’une chose dans l’autre suis passé…

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On dit parfois, ici ou là, que cette tendance de la prose à embrasser une totalité d’ensemble et de détails l’incite à préférer la cavalcade, celle des héros du Graal, au détriment du thème premier de Tristan : l’amour – fou, absolu, fervent, impulsif, empoisonné et à proprement parler capiteux, quand il ne provoque pas des démangeaisons. Les Tristan en vers sont encore des Tristan de l’amour, l’histoire du philtre bu par erreur, et ce qui inquiète leurs auteurs, c’est la déchirure entre la fidélité à son roi et le désir pour sa maîtresse – des soucis du monde féodal, apparemment passés de mode, observés comme des reliques, disparus pendant longtemps et puis réapparus sans crier gare au coin d’une rue de Chicago, le jour où une femme fatale tombe amoureuse du détective qu’elle devait tuer d’un baiser au curare pour le compte de son amant, prince des caïds. Dans ces Tristan rimés, l’amour reste courtois, personne n’en doute, le désir est sublimé, les obstacles sont nombreux, on aime la dame quand elle se tient loin sur une crête, l’épée du roi coupe les accouplements en deux moitiés bien séparées, deux moitiés de pomme, les préludes restent des préludes, chacun ronge son frein avec vaillance et Dieu ou ses prêtres viennent régulièrement faire le ménage – et malgré tout, l’amoureux courtois s’ingénie à flirter quand il le faut du côté plus sensuel de l’amour, en mettant ses excès sur le compte du philtre. Il paraît que les envolées du Tristan de Thomas n’étaient pas (ou n’auraient pas été : difficile de savoir qui a lu qui dans ces taillis du XIIe siècle) du goût de Chrétien de Troyes, notamment son salut final aux amants :

A tuz amanz salut i dit,
As pensis e as amerus,
As enveius, as desirus,
A enveisiez et as purvers
A tuz cela ki orrunt ces vers.

Ce qui donne, dans la traduction d’Emmanuèle Baumgartner : « À tous les amants il envoie ses saluts, aux mélancoliques, aux sentimentaux, aux amoureux, aux luxurieux, à ceux que brûle le désir, à ceux qui aiment les plaisirs, aux pervers, à tous ceux qui écouteront ces vers. » Les poètes provençaux, troubadours « qui aimaient les plaisirs », ne se sont pas contentés non plus de chanter l’amour impossible pour une dame perchée tout en haut d’un mur d’enceinte, ils ont mis aussi en musique dezir, jauzir (jouir), jazer (coucher) et d’autres gaudrioles aisément traduisibles, comme chez Bernard de Ventadour : « E baizera-lh la boca en totz sens. »

Voilà donc de belles retrouvailles, pas avec Dieu, avec le désir : il sera bien présent tant qu’un cavalier ou une cavalière chevauche en quête de quelque chose, Dieu, le salut, le Graal, un joli cœur ou un sous-bois assez molletonné d’où on pourrait enfin voir, couché sur le dos, l’envers des feuilles – tant qu’il fait avancer un récit, le désir amoureux ou mystique est aussi un désir de littérature.

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Pour autant, qu’on se rassure, le lecteur du Tristan en prose ne perd rien en passant du vers amoureux à la prose chevaleresque, héroïque et virile : l’amour est là, le philtre est bu, on voit encore Tristan se toquer de sa dame, il a deux Iseult pour lui tout seul, et les milliers de pages du roman proposent à l’amateur venu les effeuiller quelques noces pas trop courtoises si vite troussées qu’il ne s’en rend pas toujours compte sur le moment – l’essentiel étant de passer à la suite. À vrai dire, amour courtois ou pas courtois, fidélité au roi ou à la dame, quête du Graal ou désir urgent, folie du combat ou priapisme d’homme ensorcelé, tout ça se vaut du moment qu’il y a des cavalcades : seule l’immobilité fait froid dans le dos, s’interrompre est un symptôme de mort physique et morale, c’est le début d’un ennui infini, glacé, le lecteur à jamais endormi sur l’épaule de l’auteur (on pense par exemple, avec des frissons d’effroi, à l’enserrement de Merlin, pétrifié par sortilège dans une posture d’éternel amoureux, sous un rocher, à l’abri d’une chambre froide, sinon au fond d’un lieu énigmatique connu sous le nom d’esplumoir). Tout sauf rester assis, comme tel personnage de Thomas Bernhard ruminant sa bile noire enfoncé dans un Ohrensessel, un fauteuil à oreilles, lui tenant lieu de trône – au contraire, il faut avancer, avancer toujours, y compris au-delà du but. Il n’y a de roman médiéval que de déplacement, disait l’un de ses connaisseurs, Michel Zink, citant en guise de pièce à conviction une phrase de saint Bernard, docteur melliflu, tirée d’un de ses sermons sur le Cantique des cantiques (il en a fait un certain nombre) : « Ce n’est pas par le mouvement des pieds, mais par les désirs, ce n’est pas en marchant, mais en désirant que l’on cherche Dieu. » Voilà donc de belles retrouvailles, pas avec Dieu, avec le désir : il sera bien présent tant qu’un cavalier ou une cavalière chevauche en quête de quelque chose, Dieu, le salut, le Graal, un joli cœur ou un sous-bois assez molletonné d’où on pourrait enfin voir, couché sur le dos, l’envers des feuilles – tant qu’il fait avancer un récit, le désir amoureux ou mystique est aussi un désir de littérature.

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À ce propos, voici ce que disait Brunetto Latini, souvenez-vous, celui de la voie de prose « large et plénière » : « Mais comment que ta parleur soit, ou par rime ou par prose, esgarde que ti dit ne soient maigre ne sech, mais soient replain de jus et de sanc, c’est a dire de sens et de sentence. »

« Le Roland furieux est un poème qui se refuse à commencer et se refuse à finir », écrivait Italo Calvino : on pourrait en dire autant du Tristan, ses entrelacements sont un gage d’éternité. Le lecteur prêt à monter en selle découvrira ainsi dans les pages qui suivent les prouesses de Lamorat, le chagrin de Palamède, la couardise, les trahisons et la soif de vengeance de Marc, roi de Cornouaille, les reparties caustiques de Dinadan, des joutes innombrables, les chevaliers désarçonnés et ceux qui ne tombent pas de cheval, des écus volant en éclats, des blessures légères et des blessures profondes, des sources d’eau, des clairières où l’on se repose, des châteaux providentiels et hospitaliers, le havre de la Joyeuse Garde, la cour du roi Arthur, l’armée des Saxons, des têtes fendues jusqu’aux dents et d’autres qui volent à plus d’une toise ; il verra comment le conte se réfère à lui-même pour mieux profiter de son élan, comment les verbes se conjuguent indifféremment au présent et au passé sans jamais freiner la lecture, comment une aventure (l’assassinat d’une reine par son fils) engendre trois pages plus loin le récit de l’aventure (« Quand fut conté chez le roi Arthur le drame selon lequel Gahériet avait tué sa mère »), puis quelques pages plus loin encore le récit du récit (« Il lui rapporte alors toutes les paroles que Gahériet avait dites à Lamorat telles qu’elles avaient été contées à la cour ») ; il verra comment les distances s’étirent pour engendrer des forêts sans issues, ou au contraire s’abolissent, si bien qu’on entre dans un château sans paraître en franchir le seuil, ni essuyer au paillasson ses pieds fourbus de chevalier.

Mais il y a autre chose pour garantir l’éternité de la lecture, pas seulement l’abondance de récits prodigués par des conteurs depuis que la parole a permis à l’humanité de se détacher d’un fond caverneux. Le Tristan, comme le cycle du Graal, semble avoir mis au point un sortilège particulièrement prodigieux, dont le philtre bu par Tristan et par Iseult la Blonde est l’une des métaphores possibles, ou un échantillon, peut-être un emblème : il permet de maintenir vivace le désir au-delà de son assouvissement, ou mieux, grâce à lui. Les clercs du Quartier latin parlaient de consummatio gaudii, la consommation de la joie, assouvir un désir revenant à souffler sur ses braises ; c’était à propos du Bon Dieu, bien sûr, mais rien ne nous empêche de chaparder leur quête de la joie devenue joie de la quête pour en faire un meilleur usage.

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