Messire Tristan, qui s’était épuisé ce jour-ci, dormit profondément, si bien qu’il ne se tourna ni ne remua. Il ne se réveilla pas quand le jour approcha. Alors une vision prodigieuse lui advint. Il lui semblait être sur le rivage de la mer. Il regardait en direction de la Cornouaille. Il vit venir de Cornouaille un grand oiseau qui se dirigeait vers le royaume de Logre. Il commençait à voler au-dessus de l’une ou l’autre contrées. Cet oiseau portait du feu. Il venait vers la Joyeuse Garde et la détruisait en entier. Il ravit la reine Iseult et l’emporta droit vers la mer. Puis il alla à Kamaaloth et se jeta sur le roi Arthur en lui arrachant sa couronne. Il manqua de le tuer. Puis un autre oiseau arriva, se précipita sur l’oiseau de feu, l’assaillit et l’affronta. Il finit par avoir le dessus et le chassa hors de la contrée. Tristan se disait qu’il voulait combattre cet oiseau qui avait si rudement endommagé le royaume de Logre. Il se mit en chasse. Et lorsque Tristan l’atteignit, l’oiseau se retourna vers lui et le frappa si violemment qu’il le mit à mort d’un seul coup. Telle vision eut messire Tristan pendant qu’il dormait. Il fut si effroyablement épouvanté qu’il s’en étonna. Au réveil, cette vision le rendit si pensif qu’il ne put se rendormir. Il veilla, songeur, jusqu’à l’apparition du jour lumineux. Il était effrayé.
Tristan chevaucha tant ce jour-ci qu’il arriva à une très belle tour fortifiée sur une haute motte. Il observe la tour de l’extérieur et dit que c’est l’une des plus belles tours et l’un des plus beaux manoirs qu’il vit jamais. Une fois parvenus à la porte, son écuyer, qui cheminait devant, crie :
« Ouvrez ! »
On leur ouvre aussitôt. La nouvelle parvient au seigneur des lieux : un chevalier errant est arrivé. Il en est ravi. Il vient à sa rencontre et lui dit :
« Seigneur chevalier, sois le bienvenu. Je me sens récompensé lorsque j’ai dans ma demeure des chevaliers errants. C’est pour moi une profonde dignité et un grand honneur. »
La fête et la joie sont grandes et merveilleuses ; elles débutent car le chevalier de la tour l’ordonne à tous ceux ici présents. Plus tard, Tristan pris la harpe et commença pour le plaisir de tous son lai du Breuvage délicieux.
Lai du Breuvage délicieux
Là où je fus en mer,
Je bus un breuvage non pas amer.
Amour fit ce breuvage parfumé
Qui me fait en douceur pâmer.
Ce breuvage est si doux et délicieux
Qu’il me rend sain et non malade.
D’un homme mort, il me rend fort et vigoureux.
Ce breuvage est doux et non point fade.
Depuis que ce breuvage j’ai bu,
Je fus de douceur enivré.
Nulle autre boisson ne m’importait
Tant celle-ci me plût.
Alors que messire Tristan jouait de la harpe et entamait son lai, voici venir un chevalier armé de son haubert, de son heaume et de son épée. Et si on me demandait qui était le chevalier, je répondrais que c’était Dinas le Sénéchal qui arrivait directement de Cornouaille. Il était venu au royaume de Logre pour trouver messire Tristan. Il n’attend pas. Il ôte son heaume et le jette au milieu du palais. Là où il aperçoit messire Tristan, il se dirige tout droit, s’agenouille et lui dit :
« Sire, Dieu vous donne le bonsoir. »
« Dinas, il est nécessaire que vous me disiez quelle raison vous apporta en ce pays.
— Puisque vous venez de la Joyeuse Garde, fait messire Tristan, dites-moi comment se porte ma dame la reine.
— Certes, répond Dinas, ma dame serait heureuse et joyeuse si elle vous voyait avec elle. Mais de ne pouvoir vous avoir la rend triste soir et matin. Ma dame pleure jour et nuit. Nulle aventure ne peut la réconforter, excepté votre retour à la Joyeuse Garde.
— Dites-moi, demande messire Tristan, avez-vous des nouvelles de la Cornouaille ?
— Sire, le roi Marc se tient en paix. Il n’y a guère de temps, il envoya des lettres en Saxe, j’ignore pour quoi. Peu d’hommes en Cornouaille savent la vérité sur cette affaire. Pour ma part, je ne pus rien apprendre car il se méfie grandement de moi.
— Dieu, fait Tristan, de quoi peut-il s’agir ? Je tiens pour avéré que ses ennemis les plus mortels sont les Saxons. Et pourtant, il leur a adressé des lettres. Je ne vois pas de quoi il retourne.
— Moi non plus, sire, dit Dinas, sachez-le. »
Telle fut leur discussion ce soir-là. Les lits sont faits pour monseigneur Tristan et Dinas. Les chevaliers, qui étaient fatigués par la journée passée, vont se coucher.
Cette nuit, messire Tristan pensa profondément à la reine. Car il ne peut l’oublier malgré sa fatigue, malgré tout. Il s’endort un peu avant l’aube. Lorsque le jour vint, il eut une vision merveilleuse ; il lui semblait se trouver à la Joyeuse Garde. De Cornouaille arrivait un feu immense qui brûlait le château de la Joyeuse Garde et l’anéantissait. La reine mourrait dans ce feu. Le roi Marc s’avançait et se précipitait sur Tristan. Il l’abattait à terre et lui arrachait les bras et le cœur. Tout le monde hurlait : « Tristan est mort ! » Et tous se désolaient et se lamentaient. Messire Tristan fut épouvanté dans son sommeil. Il se réveilla et se mit à réfléchir à cette vision et à l’autre qu’il avait eu auparavant. Aucune aventure qui lui advint ne l’effraya plus. Il ne sait que penser. S’il savait le roi Marc assez puissant pour pénétrer au royaume de Logre à grands renforts, il croirait rapidement être couvert d’ennuis et de dommages. Mais comme il ne pense pas qu’il pût faire cela ni qu’il en eût le pouvoir, il ne sait que croire ni que dire, excepté que cette vision est une fable et un mensonge. Le roi Marc ne peut lui nuire en aucune manière. Car il n’oserait pas venir au royaume de Logre même pour gagner la meilleure cité du roi Arthur. Et c’est une chose qui rassure fort messire Tristan. Il réfléchit, effaré, jusqu’à ce que le jour soit lumineux.
Et lorsque le soleil paraît, il se lève. Une fois équipé du mieux possible par les habitants du lieu, il monte, imité par monseigneur Dinas, et ils se mettent en route sans tarder.
Mais une nouvelle aventure empêcha encore messire Tristan de se rendre séant à la Joyeuse Garde. C’est pourquoi il pria Dinas de chevaucher et de se rendre directement à la Joyeuse Garde, de saluer sa dame et de lui dire que le jour où il la rejoindra ne tardera guère.
« Sire, fait Dinas, puisque vous voulez que je chevauche, je chevaucherai. Il me plaît bien. »
Lai de Tristan à Iseult
Il y a longtemps que je ne vis celle
Qui vainc toute chose par sa beauté.
C’est pourquoi je dis qu’elle
Me reprendra pour ma cruauté.
En laissant ma dame qui est belle
Pendant un an, j’ai fait déloyauté.
Devant Dieu, cette dureté
M’a longtemps laissé dans l’obscurité.