La croisée des mondes romanesques

Préface au tome 4, par Nathalie Koble

Boucles végétales
Celui jour fut assis le roy en son hault dais ou palais et ot avecques lui grant compaignie de chevalierz et de haulz barons… : la formule est traditionnelle, elle fait revenir le roman et son lecteur à Kamaaloth, à la Table Ronde, point zéro d’où partent et reviennent les aventures de ses compagnons dans tous les romans arthuriens. Les lignes du récit, à l’image des ramifications végétales qui s’entrelacent autour des lettrines dans les manuscrits, font des boucles autour de ce centre géométrique, boucles indéfiniment extensibles auxquelles la prose prête son élasticité et sa densité. Lecteurs et lectrices, d’une saison à l’autre, d’une forêt à l’autre, n’en finissent donc pas de suivre les déplacements de héros familiers qui se démultiplient pour le plaisir.

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La lecture, à voix haute, est une chevauchée merveilleuse – chevauchée immobile dans une forêt de prose, ponctuée de miniatures colorées qui font office de pauses visuelles sur fond de damier bicolore. Comme les sources et les fontaines au cœur de la forêt, qui sont nombreuses dans le Tristan en prose, les images mettent un instant à l’arrêt les lignes de fuite des personnages tournant au grand galop dans le royaume de Logre ; elles permettent aux oreilles de se reposer, au lecteur de reprendre son souffle :

[…] à cause de la chaleur du soleil et de la chevauchée qu’il avait faite ce jour-ci, il se dit qu’il mettrait pied à terre et se reposerait une partie de la journée jusqu’à ce que la chaleur soit passée. Il descend, pose son épée contre des broussailles, ainsi que son écu. Puis il ôte son heaume et le dépose avec eux. Il enlève ensuite sa bride et sa selle au cheval et le chasse jusqu’au fond d’une vallée où il y avait une herbe haute pour qu’il paisse. Après cela, il revient près de la fontaine, abat sa coiffe de fer et sa ventaille, boit de l’eau de la source et se met confortablement à son aise. Il se penche au-dessus de la fontaine et se met à penser profondément, si bien qu’une grande heure passe. Après avoir songé, il va jusqu’à son écu et se couche dessus.

Il faut repartir, toujours. C’est le principe d’écriture de la série. Les romans arthuriens en prose du XIIIe siècle, contemporains des chantiers des grandes cathédrales, sont les exemples les plus achevés, peut-être, de ces fictions qui s’étendent aux dimensions d’un monde et dont l’esthétique est aussi celle de notre premier XXIe siècle, notre plaisir. Celui de la variation dans la répétition, de la transformation lente et inattendue des êtres et des choses, à l’image de la vie, à l’aventure. Dans la troisième saison du Tristan, au cœur (chœur) de la cathédrale, la prose avait offert aux amants héroïques un refuge amoureux idéal, la Joyeuse Garde, importé d’une autre somme romanesque : le Lancelot en prose, modèle du Tristan. Magnifique cadeau offert par la réécriture, qui ose transformer en villégiature très courtoise l’ancienne forêt inhospitalière du Morois où allaient se réfugier les amants démunis dans les romans en vers. La Joyeuse Garde est une cour qui porte bien son nom, un lieu magnétique : elle attire les chevaliers errants, qui viennent admirer la beauté de la reine aux cheveux d’or, raconter et chanter leurs exploits.

Mais Tristan, dans les bras d’Iseult, sous la protection de Lancelot et du royaume d’Arthur, a-t-il encore une raison vraiment valable de partir sur les chemins de l’aventure ? Nous en sommes au trois cent huitième feuillet de parchemin dans le manuscrit de Jean de Berry : « que dire d’autre ? », pour reprendre la formule de rebondissement qu’affectionne le narrateur du roman ; comment sérieusement continuer les fils de l’histoire sans casser l’identité profonde des amants de Cornouaille, le lien vital, là aussi végétal, qui les rend inséparables, comme le chèvrefeuille incrusté dans le bois du coudrier célébré par Marie de France au siècle précédent ? Le romancier en prose aura-t-il l’audace de dénouer l’étreinte, d’ouvrir l’écrin qu’il a lui-même offert à ses amants légendaires ? Comment faire pour relancer les chevauchées ? Iseult est sa clé. Nouvelle Guenièvre, la reine est ici un modèle de sagesse courtoise : son amant doit soutenir sa réputation chevaleresque et rejoindre les compagnons de la Table Ronde, pour leur bien à tous deux. Elle l’engage à partir, malgré la douleur ; Pénélope romanesque, elle restera là, elle attendra, tandis que se retissent les fils entrelacés du récit d’aventure, dévolu aux hommes. Cette quatrième saison s’ouvre donc sur un point dramatique : une séparation des amants, au seuil de leur paradis amoureux, leur forteresse – Tristan ira rejoindre la cour d’Arthur, qui se réunit à la Pentecôte, avec grant compaignie de chevalierz et de haulz barons

L’amant du Graal ? Entre les mondes…

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Mais cette cour initiale n’est pas une cour arthurienne comme les autres : un autre niveau d’entrelacement engage le romancier et ses lecteurs dans une nouvelle dimension, soigneusement préparée dans la saison précédente. À la Pentecôte, Arthur reçoit, ainsi qu’une miniature a soin de le marquer dans le manuscrit de Vienne, un nouveau héros, auquel Tristan devra mesurer son propre héroïsme : non plus Lancelot, mais son fils, Galaad, nouvel héros du Graal, vers lequel s’achemine à grande allure le roman pour la saison suivante, la dernière. Le lecteur avait eu le privilège d’assister à la conception magique du futur chevalier, elle aussi importée du Lancelot en prose : Galaad est issu de l’union improbable de Lancelot (drogué, car il est fidèle) avec la fille du roi Pelles ; son destin est d’achever les aventures, dans la Quête du Saint Graal. La confrontation audacieuse entre l’univers de Tristan et l’avant-dernière branche du Lancelot-Graal est tout l’enjeu de cette quatrième saison du Tristan. Elle est double : elle engage la réputation du héros et, dans son sillage, celle du romancier qui ose se mesurer à de redoutables modèles. Que fera le meilleur chevalier, devenu compagnon de la Table Ronde, face à l’élu du Graal, le « chevalier céleste » ? Le Graal sera-t-il pour lui plus magnétique que la reine ? Face à l’amant poète, que sera en retour Galaad, ligne de fuite qui ternit la cour arthurienne de sa fulgurante lumière et la vide de sa substance pour l’entraîner dans une quête plus haute, dans le roman source ?

Pour signer son défi d’écriture, le romancier en prose procède d’entrée de jeu à un copier-coller de grande envergure, un véritable palimpseste littéraire : il reprend, de la vaste somme du Lancelot en prose, l’ouverture grandiose de la Quête, qui fait entrer dans sa fiction le fils prodige et iconoclaste, et apparaître à la Table Ronde le Graal et ses merveilles à la Pentecôte. Le lecteur, qui suit Tristan comme un fil rouge, est ainsi emporté avec lui dans un vertigineux maelström : le récit entraîne résolument ses héros dans un autre texte, réécrit et fondu dans le nouveau ! Une « fiction transfuge » [L’expression est empruntée à Richard Saint-Gelais, spécialiste des sciences-fictions littéraires : Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011], digne des sciences-fictions post-modernes d’un Jasper Fforde, qui traite les espaces romanesques à la lumière des théories de la physique quantique en entremêlant les mondes. Le lecteur, confronté à un sentiment de déjà-vu qui fait vaciller ses certitudes, est alors non seulement perdu dans la forêt du roman en cours, mais entre tous les romans de sa bibliothèque, avec différentes versions d’une même histoire, selon le point de vue adopté par le livre qu’il a choisi de lire. S’il n’en connaît qu’un, il n’y verra que du feu, tant le fondu enchaîné est subtil ; s’il a déjà lu une autre version, comme sans doute Jean de Berry, auquel appartenait le manuscrit actuellement conservé à Vienne, le plaisir en sera dédoublé.

Dans ce cahier des charges ambitieux, la confrontation, chevaleresque comme il se doit, entre l’élu du Graal et l’amant de la reine est très attendue, on s’en doute. Cette dernière, véritable spectacle, trouve sa place au détour d’une fontaine un an après le début de la quête : Tristan vient de pleurer sa dame en poète, tandis que Galaad prie avec ferveur – c’est la confrontation de deux amours inconditionnels qui se joue alors. Comment se résoudra ce combat titanesque ? Pour quel vainqueur ? Le romancier se doit de trouver une ressource ingénieuse pour préserver ses héros dans leur identité, ne pas décevoir ses lecteurs. La quête du Graal impose à ses chevaliers de chevaucher un an sans retour et sans femme. Que deviendra la reine Iseult face à cette contrainte qui l’éloigne, plus dangereusement qu’aucune autre, de l’homme de sa vie ? Sa chevelure d’or résistera-t-elle à la lumière du Graal ?

Elle l’attend jour après jour. Elle voudra chaque jour monter en haut de la tour principale de la Joyeuse Garde pour voir si Tristan arrive. Elle regarde par ici. Elle regarde par là. Elle regarde à droite. Elle regarde à gauche telle une femme désespérée. Et quand elle voit qu’il ne revient pas et que le terme annoncé par Dinadan est dépassé, elle commence à se lamenter et à maudire l’heure et le jour de sa naissance. Elle ne sait que dire ni que croire de lui. Elle pleure jour et nuit.

La grande absence : ouvertures lyriques

Cette saison, dédiée à la séparation, met à l’épreuve l’amour par le manque, qui ouvre le roman à l’échange, poétique et épistolaire. Les personnages deviennent écrivains et compositeurs, voix lyriques. Le roman donne la parole poétique aux amants. Tristan, comme autrefois Yvain dans le roman de Chrétien de Troyes, reste plus d’un an sans aller voir sa dame. Sa faute lui inspire la composition d’un lai lyrique, qu’il chante à ses compagnons :

Il y a longtemps que je ne vis celle
Qui vainc toute chose par sa beauté.
C’est pourquoi je dis qu’elle
Me reprendra pour ma cruauté.

En laissant ma dame qui est belle
Pendant un an, j’ai fait déloyauté.
Devant Dieu, cette dureté
M’a longtemps laissé dans l’obscurité.

Iseult, dans son refuge, attend chaque jour le retour espéré de son amant et scrute l’horizon depuis la muraille. Elle tombe malade, elle compose un lai pour exprimer sa souffrance, sa constance, et lui écrit une lettre en vers :

À vous, Tristan, ami très vrai,
Que j’aime et aimerai
Tous les jours que je vivrai,
Je vous adresse ma lettre de cœur vrai.

À vous, Tristan, beau et doux ami,
En lieu de mon cœur j’ai transmis
Ma lettre où j’ai écrit
Qu’à tort vous m’êtes ennemi.

Tristan, que l’on découvre en train de lire sous un grand arbre, répondra à sa dame par une lettre en prose écrite de sa main, déclaration d’amour qui est un véritable morceau d’anthologie. Elle signe la virtuosité du romancier sur son propre terrain de compagnonnage : la littérature.

Ces échanges, qui empruntent leur structure à des formes poétiques médiévales autonomes, sont en effet le moyen d’exprimer la distance et le manque, mais ils sont plus sûrement encore le lieu d’une exigence d’écriture, qui fait accroître le roman en l’ouvrant sans cesse à d’autres expérimentations littéraires, qu’il accueille dans les entrelacs de la prose. L’œuvre, enrichie, est un roman et un recueil – un trésor, au sens médiéval du terme. Ces fenêtres poétiques sont une marque de fabrique affichée du Tristan en prose, qui double en pointillé le récit d’un commentaire musical depuis la première saison. La présente traduction a fait le choix judicieux de mettre en lumière ces trouées qui aèrent la prose ; l’éditeur, à son tour, nous invite à prolonger la lecture en proposant sur son site des interprétations des pièces lyriques, confiées à des musiciens qui ont été sollicités pour en réinventer librement la partition. La « Toile » d’aujourd’hui est ainsi un équivalent contemporain de l’objet multimédia qu’était le manuscrit médiéval, lequel mêlait récit, arts visuels, poésie et chant. Elle incite à augmenter le livre, à l’ouvrir deux fois, pour le continuer autrement, « à notre plaisir »…

« C’est merveille » : chevauchées frénétiques

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Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois. Il faudra aux amants presque cinq cents pages pour se revoir ! Tristan reste avant tout chevaleresque : c’est un roman d’action. Le lecteur retrouve, à l’envi, les errances, les joutes, les défis, avec un esprit de surenchère poussé à l’extrême. La rivalité sur laquelle se fonde la société féodale et courtoise est ici portée à son comble : il faut être le meilleur, la meilleure, à tout instant, se mesurer et garder son rang. Se battre à tout prix. Nul geste qui ne soit évalué à l’aune d’un autre : la reine Iseult est-elle toujours la plus belle, même pâle et fatiguée ? se demande Gauvain qui vient lui rendre visite pour s’en assurer et se réjouit perfidement de son mal-être. Les personnages secondaires d’hier (ceux des saisons précédentes) sont aussi de retour, avec leurs caractéristiques propres, qui jouent sur la variété et permettent de changer de registre : Bréhus sans Pitié, l’opposant félon ; Palamède, le païen surdoué, amoureux malheureux d’Iseult ; Dinadan, le compagnon joyeux et cynique du héros… Reviennent également des personnages qui font partie du personnel roulant de la geste arthurienne, d’un roman à l’autre, d’anciens protagonistes recyclés en personnages secondaires – malicieuse réécriture pour les lecteurs et lectrices de jadis, qui collectionnaient les histoires et commandaient leur poursuite pour divertir leurs soirées. On s’amuse d’Érec, tout premier héros de Chrétien de Troyes, qui vient ici pique-niquer avec la reine Iseult, lui donner des nouvelles et raconter ses exploits. Car les dialogues, nombreux, sont encore des occasions de rajouter un récit de bataille, ou de la provoquer… Au passage, les choix de la traductrice servent ici admirablement le texte ancien : en écourtant les longues phrases sans fin de la prose médiévale, Isabelle Degage parvient à donner un nouveau souffle au récit, découpé en brèves séquences qui mettent en évidence les gestes frénétiques des personnages, leur vivante ardeur ; on lit au rythme de l’essoufflement des chevauchées, des batailles, mais aussi de l’attente, et de la rêverie.

« Rien n’est qui ne finisse » : le début de la fin ?

Mais peut-on se répéter, avec variation, sans finir ? Le roman peut-il indéfiniment contrer la mort en s’enroulant en boucles au fil des aventures ? Par endroits, d’étranges présages semblent sérieusement menacer les inventions de la vie/du récit. Des chevaliers se suicident. Le roi Arthur, en pleurs, voit se vider sa cour. D’inquiétantes prophéties annoncent la fin du monde. Tristan, une nuit, rêve sa propre mort : un oiseau de feu vient à la Joyeuse Garde ravir la reine Iseult, l’emporte « droit vers la mer », puis se retourne contre lui pour le tuer d’un seul coup. La Bête Glapissante rôde : elle traverse les forêts de sa monstrueuse laideur, le corps agité d’aboiements terrifiants, signaux d’alarme d’une obscure catastrophe vers laquelle on court :

L’histoire dit que la Bête Glapissante avait une tête de serpent. Elle avait le cou d’une bête que l’on appelle vouivre. Son corps était celui d’un léopard. Ses pieds ressemblaient à ceux d’un cerf. Les cuisses et la queue appartenaient à une bête appelée lion. Quand elle se déplaçait, il sortait de son ventre un très grand glapissement comme si elle avait dans ses entrailles vingt braques. Ainsi la Bête Glapissante était-elle.

Dans ce volume, deux allures semblent se concurrencer, traduisant deux façons d’être au monde : tandis que Tristan est souvent plongé dans le sommeil, retenant le monde d’ici-bas, rêvant à Iseult, Galaad file à vive allure, pris par l’urgence de son destin céleste : « nul ne le vit jamais fatigué », dit le romancier. Le volume s’achève ici sur une ligne centrifuge où le père (­Lancelot) part sans le savoir à la poursuite de son propre fils dans les profondeurs de la forêt, pour aller rejoindre les mystères du Graal dans la saison prochaine. Sans doute cette différence de rythme permet-elle de distinguer deux espaces-temps, deux sensibilités. Pour Tristan, réticent, l’écriture reste dans l’instant à même d’offrir un espace de consolation profane, où l’amour terrestre reconfigure un monde de douceur partagée :

Votre lettre fut pluie et vent doux. Et à présent, je suis réconforté.

Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous, disait Paul Éluard. Laissons-nous perdre, laissons-nous aller sur ces chemins de forêts qui jouent aux échecs avec la mort en dépliant sous nos yeux plusieurs figures du possible, et l’art de prendre au sérieux l’aventure et ses traverses.

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