Archéologie d'une arrogance

Dans son essai Archéologie d'une arrogance, Maurice Born trace un parcours historique de la lèpre et du sort de ses victimes, exposant la façon dont les malades furent le jouet des préjugés religieux ou idéologiques, puis de l’aveuglement des scientifiques. De quoi penser nos réactions face aux épidémies, quelles qu’elles soient.

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Introduction

Le 24 janvier 1978, Epaminondas Remoundakis fait un malaise cardiaque sur le chemin de l’infirmerie d’Agia Varvara. Transporté dans le bâtiment, il y décède le jour même.
La mort de ce témoin de valeur interrompt d’abord un récit nécessaire à la compréhension réelle de la Crète ancienne. Son texte révèle en effet ce que fut l’existence sur cette île, dont il retrace soigneusement une part des coutumes et des règles dans la première partie de son autobiographie. Baigné dès sa petite enfance dans une histoire nourrie de mythes, de croyances religieuses venues du fond des temps, de superstitions liées tant au monde orthodoxe qu’à l’univers ottoman, Remoundakis reste ce genre d’homme pour qui le discours ne se différencie pas vraiment du sens mythique primitif – mythos veut d’abord dire « parole exprimée, récit ». Ce qui ne signifie pas récit légendaire et fautif, mais bien plutôt recherche d’un sens cohérent, d’un moyen de se situer dans son univers. Ses références au passé restent pour lui lettres vivantes, et autorisent une meilleure compréhension du monde crétois d’avant l’énosis 1. Elles éclairent aussi nombre de réactions qui marqueront son existence.
Remoundakis naît en août 1914, soit moins d’un an après l’annexion de la Crète par la Grèce, intervenue suite au traité de Londres, le 30 mai 1913, et effective en décembre de la même année. événement considérable, interminablement espéré, ce rattachement, s’il met fin à deux cent cinquante années de domination turque, laquelle succédait elle-même à plus de quatre siècles d’occupation vénitienne, n’efface pourtant pas les conséquences d’une coexistence durable et mouvementée avec des occupants aux mœurs – et aux religions – si différentes de celles de la population initiale. Comment d’ailleurs définir celle-ci, quand on connaît la cohorte interminable des habitants successifs de l’île – Minoens, Mycéniens, Doriens, Arabes, Romains, Byzantins – qui précédèrent les deux derniers maîtres de la Crète ?
Si la domination de Venise avait réduit les indigènes à l’état de vilains, elle fut cependant le tremplin d’un développement considérable de l’île. S’appuyant sur l’attribution de fiefs à une population de nobles et de gens du peuple, Vénitiens immigrés auxquels les Crétois étaient asservis, elle imposa une civilisation jusque-là inconnue. L’édification de villes fortifiées, de palais, d’églises, d’aqueducs, de routes, de fontaines modifia fondamentalement le visage de l’île. Avec le temps, l’occupation favorisa la naissance d’une aristocratie crétoise, d’une culture, d’un art autochtone. L’exploitation des richesses se perfectionna tout au long du règne de la Sérénissime République, demeurant d’abord conforme aux intérêts économiques et stratégiques de la noblesse vénitienne. Quant au peuple, dépossédé de son Église 2, de ses terres remises aux colons, exclu de la gestion politique, corvéable à merci – n’était-il pas l’artisan de ces innombrables chantiers ? –, il ne cessera de se révolter contre cet occupant intransigeant.

L’arrivée des Turcs (en 1669) marquera un changement considérable, l’occupation prendra un tout autre visage. Incontrôlable depuis Constantinople, l’île devient rapidement la propriété des subalternes : véritables seigneurs féodaux, les aghas se partagent les anciennes terres des nobles vénitiens, les beys et les fonctionnaires pressurent la population chrétienne soumise au kharâdj 3. Les janissaires, enfin, exercent une violence incontrôlable. Dans le principe, le régime turc n’est pourtant pas pire que celui des Vénitiens, bien au contraire. Tolérant à l’égard de la foi orthodoxe, conservant la langue grecque, qui restera langue officielle, il n’impose aucun prosélytisme politique ou religieux. Mais les injustices, les exactions, les massacres qui deviennent le quotidien des habitants rendent bientôt ce régime intolérable. Ramenés à la condition de raïas, de nombreux chrétiens, pensant échapper à leur sort, pour accéder à des privilèges ou espérant conserver leurs terres, se convertissent à l’islam pendant le premier siècle de cette occupation. Alors que l’immigration turque avait été très faible (limitée à l’administration et à l’armée), la population musulmane ne cesse d’augmenter par le fait de ces conversions jusqu’au début du xixe siècle, pour atteindre 47 %. Ainsi se crée dans le peuple crétois une scission qui deviendra source de combats meurtriers – de quasi-guerres civiles – opposant les orthodoxes partisans d’un ralliement à la Grèce et ceux que l’on nomme les Turco-Crétois.
Quand en 1821 éclate en Grèce continentale l’insurrection contre l’Empire ottoman qui devait conduire à l’indépendance en 1830, la Crète chrétienne se soulève à son tour après les tueries perpétrées par les Turco-Crétois des cités qui se sentent menacés par les événements. S’ensuivront dix années de luttes fratricides, de massacres, de destructions réciproques des habitations et des exploitations. Les pertes consécutives à ces années de luttes sauvages sont énormes. L’île est ruinée, elle a perdu près de la moitié de ses habitants, morts ou enfuis en Grèce.
Mais déjà le sort de la Crète échappe à ses habitants. La politique occidentale – britannique en l’occurrence, qui ne veut pas d’une Grèce trop puissante – pousse à une solution de compromis : en 1829, la Crète est exclue du traité d’Andrinople et demeure donc dans l’Empire ottoman, passant sous la férule de Méhémet-Ali, vice-roi d’Égypte, avant de retomber sous l’autorité du sultan en 1840, sur décision des grandes puissances (traité de Londres).
Devant les révoltes incessantes qui suivent ce maintien dans l’empire, les Turco-Crétois sont peu à peu contraints de se réfugier dans les cités fortifiées où caserne l’armée turque. Profitant de ce retrait, les orthodoxes entament une véritable campagne de rachat de leurs terres. Vers 1860, les chrétiens détiennent la plus grande partie du sol. La situation de la famille Remoundakis est une parfaite illustration de ce mouvement. Ayant acquis de nombreuses propriétés agricoles délaissées, elle devient bientôt le plus important propriétaire du village d’Agia Triada (qui s’appelle alors Tso). Le père d’Epaminondas possède la majorité des terres, les plus grands troupeaux, le seul magasin de fourniture du lieu. Il fait travailler presque toute la population. Aujourd’hui encore, les habitants affirment que le village lui appartenait, qu’il en était le véritable seigneur, l’archonte. Au cours de son récit, nombreuses sont d’ailleurs les occasions de constater qu’Epaminondas n’est pas démuni, qu’il a « les moyens » de trouver pour lui – et sa sœur – des aménagements qu’un misérable ne pourrait espérer. S’il est le fils d’un campagnard qui a réussi, cela ne fait pourtant pas de lui un membre de la classe aisée, laquelle vit et prospère dans les cités. Il reste au contraire attaché à sa terre et au sort de ses concitoyens, avant que sa condition de lépreux ne le lie définitivement aux sans-pouvoir.
En 1856, le sultan est obligé, suite au traité de Paris, d’appliquer l’égalité civile et religieuse entre chrétiens et musulmans – l’Hatti-Humayoun. Mais, devant la quantité de musulmans – en fait des apostats orthodoxes des siècles précédents – qui retournent alors à leur foi première, les auto­rités affolées freinent l’application du décret. Malgré cela, en 1858, la proportion de musulmans est tombée à 22 % de la population. Le paradoxe de ce terrible face-à-face réside dans l’influence réciproque que ces deux cultures exercent sur l’ensemble de la population. Haine du Turc d’un côté, crainte ou mépris du chrétien de l’autre, sans doute ; mais, simultanément, existence de relations serrées entre familles des deux bords, qui entretiennent des liens commerciaux, de parenté, même. Les mariages mixtes sont fréquents, ainsi que les associations dans le travail. N’oublions pas que ce n’est qu’en 1923, à la suite du traité de Lausanne, que les habitants turco-crétois furent contraints de quitter la Crète lors du terrible échange de populations qu’il avait mis en place 4.
Les promesses de réforme non tenues, l’instauration nouvelle de la langue turque dans les actes officiels conduisent alors en 1866 à la « Grande Révolte ». L’île entière se soulève et malgré l’intervention de l’armée turque qui parcourt la Crète, incendiant les villages, détruisant les arbres et les cultures, les partisans continuent leurs combats. Une assemblée révolutionnaire demande l’union à la Grèce. Enfin, en novembre 1867, la loi organique installe une participation chrétienne dans l’administration de l’île et promet certains allégements fiscaux.
Dès lors, et durant plus de vingt ans, des insurrections sporadiques agitent l’île, alors que les grandes puissances ne cessent d’exercer des pressions néfastes à l’indépendance crétoise. Nouvelle révolte générale en 1896-1897, suivie d’une guerre entre la Turquie et la Grèce. Malgré la défaite des Grecs, les Turcs sont contraints par les grandes puissances d’évacuer l’île de Crète en 1898. Une régence est instituée – celle du prince Georges de Grèce – sous la férule de l’Angleterre, de la France, de la Russie et de l’Italie. Le rattachement à la Grèce, proclamé en 1908, ne sera effectif qu’en 1913.
C’est donc dans ce monde agité que naît Remoundakis. La mémoire des massacres, celle des pallikares libérateurs, n’y empêche nullement la survivance de coutumes, de règles empruntées aux anciens dominants. Quant au pouvoir de l’État et de ses institutions, il est vécu comme un prolongement des forces et de l’administration occupante. Pour le villageois, il demeure lointain et résolument dangereux, mais encore contournable grâce à la solidarité du clan.

La maladie transporte ensuite à jamais l’auteur loin de son monde. Découvrant la cité, il sera le témoin, par ses études, par son contact avec la capitale et ses mœurs, du profond changement qui se met en place en Grèce dès après la première guerre mondiale. Nous voulons parler ici de la division du pays en deux mondes étrangers l’un à l’autre. D’un côté la campagne dans laquelle se maintiendront pendant plus d’un demi-siècle les us et coutumes d’une société pauvre et solidaire ; de l’autre la ville, bientôt acculturée, singeant les capitales occidentales, indifférente au sort de la province, adoptant face à elle une position quasi colonialiste.
Enfin, Remoundakis représente la source la plus fiable – et la plus engagée – du processus qui mène d’une compréhension populaire partagée de la lèpre à sa définition scientifique. Ayant vécu tous les stades des attitudes officielles face à son mal, il révèle dans son récit le jeu qui s’est établi entre la science et l’État, dans lequel apparaissent à la fois la fonction légitimatrice de la première, son intérêt variable pour le mal, son inadmissible tendance à revêtir les atours du vainqueur, et les lenteurs (quand ce ne sont pas les positions rétrogrades) du second.
L’auteur s’attache aux lieux, aux habitudes qui leur sont liées – il y revient sans cesse. Parce que des pratiques, des coutumes s’y sont développées, les lieux se chargent d’une mémoire qu’il tient à conserver vivante. Il avoue même ne pas pouvoir s’en séparer, les considérant comme de véritables entités de son existence. La place donnée aux choses inanimées, le soin mis à leur entretien finissent par donner une âme aux lieux et aux objets, âme précisément constituée de l’attention qu’on leur porte. Bien sûr, la cécité tardive de Remoundakis favorisera un retour sur son passé de voyant et développera ce penchant au souvenir, mais son attitude, loin d’être la simple conséquence d’une infirmité, marque d’abord la volonté de ne rien abandonner, de rester fidèle à son parcours. Si son texte n’appartient pas au genre du journal intime, lequel a l’avantage de relater le souvenir immédiat des événements et des sentiments qu’ils inspirent, mais à celui de l’autobiographie, qui souffre parfois de révisions de mémoire dues au passage du temps, il n’en est pas moins fidèle aux faits, ce que nous vérifierons fréquemment au long de cette étude.
Rendant compte de l’existence et de la souffrance des lépreux, ce récit tend par ailleurs un miroir aux responsables de l’enfermement et à leurs manquements. Remoundakis et ses compagnons apparaissent alors comme les témoins, privilégiés mais contraints, de notre monde. Un long isolement les ayant tenus hors des tentations, des folies du siècle écoulé, ils portent sur notre société un regard stupéfait. À leur retour, ils ne retrouvent aucun repère. Notre univers leur est devenu étranger, hostile bien sûr, mais surtout insupportable par son arrogance, par son humanité perdue.

C’est aux traces historiques de la lèpre en Crète et du sort de ses victimes que nous allons nous consacrer ici. En suivant les lois, les règles médicales, les attitudes populaires et institutionnelles qui caractérisent chaque époque, nous tenterons de donner un tableau évolutif du mal, de sa compréhension, mais aussi des contraintes imposées aux lépreux. On devrait y lire le lent cheminement qui de la lèpre vécue mène à son extinction publique, à son effacement. Disparition qui signifie bien sûr, aujourd’hui, guérison possible de la maladie de Hansen et constitue donc un énorme progrès, à n’en pas douter. Mais disparition qui s’accompagne aussi de l’oubli de ce vécu, du refus de compter parmi les acteurs de cette épopée les lépreux eux-mêmes, premiers émissaires et premiers héros d’un temps de préjugés religieux ou idéologiques, puis de tâtonnements scientifiques.
Dès l’abord se pose une question de terminologie. De quelle lèpre parle-t-on ? En étudiant deux siècles de descriptions du mal, de ses causes supposées, des soins qu’on y oppose, il apparaît en effet que la lèpre change, que sa perception est mouvante. Impossible donc d’en parler comme d’une entité immuable.
Nous établirons trois grandes strates : d’abord une première lèpre – que nous nommons lèpre archaïque –, image d’un mal qui n’en est pas un, image d’une malédiction répandue dans toutes les couches de la société. Vient ensuite, dès la deuxième moitié du xixe siècle, une maladie nouvelle, création d’une médecine occidentale qui se penche enfin sur elle. Nous l’appelons lèpre historique. Inventée en Europe, d’abord ballotée entre diverses opinions quant à sa cause, puis redéfinie par l’aventure microbiologique, elle est à la source de modifications de comportement, de réponses inédites qui ne cesseront d’évoluer jusqu’au milieu du xxe siècle. Cette lèpre-là n’arrivera en Crète qu’en 1900, nous le verrons. Enfin, apparaît dès le milieu des années 1950, lorsque l’espoir de la vaincre en modifie l’approche, une troisième forme : la maladie de Hansen. Il est aujourd’hui de bon ton de reléguer les deux premières formes aux oubliettes de l’obscurantisme pour élever la troisième au rang de définitive connaissance scientifique du mal. Ainsi, un discours suffisant, relayé par de nombreux intellectuels, nous explique-t-il qu’une fois démystifiée, la maladie (en général) se résume à une simple atteinte matérielle 5. Cette tendance, résolument située du côté de la « froide objectivité », oublie malheureusement que scien­tifiques et médecins sont eux aussi victimes d’un cadre de ­pensée, situés dans un milieu social, culturellement et idéologiquement déterminés. Ces constituants les conduisent à une compréhension de la maladie bien éloignée des faits bruts. Ils sont au contraire producteurs d’une profusion de stéréotypes, puis de métaphores quant à leur spécialité.
Nous ne saurions nous inscrire dans cette approche scientiste. Notre démarche veut être celle d’une « anthropologie de la maladie 6 ». En effet, à la suite de Marc Augé 7, nous vérifions que les pratiques relatives à la maladie sont indissociables d’un système symbolique articulé. Ainsi pensons-nous que les stades de définition de la lèpre que nous tentons d’analyser correspondent à des systèmes sociaux, idéologiques et symboliques qui sont constitutifs de leur « découverte ».
Notre travail consistera prosaïquement à marquer les étapes d’un long processus pour en saisir les variantes, les avancées et les reculs. Il aboutira essentiellement à l’observation des conséquences des décisions médicales et étatiques sur la vie des lépreux. Enfin, nous tenterons d’analyser les restes d’une mémoire contemporaine de ce processus et de savoir si nous avons encore quelque chose à apprendre de ces histoires de lèpre venues d’un autre temps. Ou si nous devons, comme nous l’avons fait jusqu’à aujourd’hui, oublier ou du moins faire silence sur les stratégies mises en place pour « vaincre le mal », quitte à en répéter les erreurs à chaque nouvelle fièvre.