L'île de Spinalonga et le centre antilépreux

À la fin du XIXe siècle, le lieu est habité presque exclusivement par des "Turco-Crétois", Crétois convertis à l'Islam lors de l'occupation ottomane. Entre 1900 et 1904, date de l'entrée de lépreux sur l'île, ils quittent peu à peu leur cité.

Aux avantages pécuniaires d’un lieu qui ne nécessitait aucun aménagement – les lépreux occuperaient les habitations des anciens propriétaires –, s’ajoute un choix politique. Même si le fort ne présente plus aucun intérêt militaire, le gouvernement crétois ne voit pas d’un bon œil cette concentration ottomane dans Spinalonga. Jouant sur le sentiment nationaliste, il va, par sa décision, réussir une double opération : expulser ces intrus pour le plus grand profit de la population régionale et loger à bon compte les lépreux des meskiniès. (AA, p. 405)

Le port sud de Spinalonga en 1897. </p> <em>L’île est alors habitée par des Turco-Crétois qu’on qualifie de pirates. À terre, on devine la douane turque ainsi que des habitations qui seront démolies par la suite.</em>

Le port sud de Spinalonga en 1897. L’île est alors habitée par des Turco-Crétois. À terre, on devine la douane turque ainsi que des habitations qui seront démolies par la suite.

Spinalonga depuis Plaka, 1903 </p> <em>À la fin de l’été 1904, tous les habitants turcs de Spinalonga, expropriés, ont quitté l’île. En novembre arrivent les premiers malades, à bord d’un caïque. Parallèlement, le parlement crétois vote une loi : « De l’isolation des personnes atteintes de lèpre », qui devrait plutôt se nommer : « De la protection de notre société de gens sains de l’horrible danger que représentent les redoutables criminels appelés lépreux ».</em>

À la fin de l’été 1904, tous les habitants turcs de Spinalonga, expropriés, ont quitté l’île. En novembre arrivent les premiers malades, à bord d’un caïque. Parallèlement, le parlement crétois vote une loi : « De l’isolation des personnes atteintes de lèpre », qui devrait plutôt se nommer : « De la protection de notre société de gens sains de l’horrible danger que représentent les redoutables criminels appelés lépreux ». (VM, p. 269)

Rassemblement vers 1920 </p> <em>La situation n’a fait qu’empirer, pour atteindre l’insupportable. Enfin [en 1905], les malades se sont révoltés, ils ont mis le feu à l’épicerie, blessé deux gardiens. Les plus jeunes, volant une embarcation, se sont rendus à Plaka pour exiger par la force une réponse à leurs justes revendications. Ils ont obtenu ainsi le départ immédiat des gardiens et du directeur, la levée du couvre-feu, le droit de circuler librement sur toute la surface de l’île et celui d’ouvrir eux-mêmes des magasins et des cafés [en 1925].</em>

La situation n’a fait qu’empirer, pour atteindre l’insupportable. Enfin [en 1905], les malades se sont révoltés, ils ont mis le feu à l’épicerie, blessé deux gardiens. Les plus jeunes, volant une embarcation, se sont rendus à Plaka pour exiger par la force une réponse à leurs justes revendications. Ils ont obtenu ainsi le départ immédiat des gardiens et du directeur, la levée du couvre-feu, le droit de circuler librement sur toute la surface de l’île et celui d’ouvrir eux-mêmes des magasins et des cafés [en 1925]. (VM, p. 271)

L'attente au port, 1927 </p> <em>Nous quittons donc maintenant le domaine médical pour rejoindre celui de l’ordre public. L’îlot de Spinalonga sera, dès sa conception, imaginé comme un village de ségrégation, avec pour fonction l’éloignement définitif de la société. Non pas lieu d’exclusion, qui supposerait une liberté hors du territoire de la loi, mais bien lieu d’internement, offrant une distance à notre monde, laquelle garantit le silence des internés, et par là même la possibilité d’un oubli.</em>

Nous quittons donc maintenant le domaine médical pour rejoindre celui de l’ordre public. L’îlot de Spinalonga sera, dès sa conception, imaginé comme un village de ségrégation, avec pour fonction l’éloignement définitif de la société. Non pas lieu d’exclusion, qui supposerait une liberté hors du territoire de la loi, mais bien lieu d’internement, offrant une distance à notre monde, laquelle garantit le silence des internés, et par là même la possibilité d’un oubli. (AA, p. 410)

Forteresse, 1940 </p> <em>À une distance de trois cents mètres, le fort nous est apparu dans toute sa grandeur, aussi impressionnant que le souvenir de mon arrivée avec Alexandris. Mais au-dessus des murailles et jusqu’au sommet de l’île, qui ressemblait à un œuf couché avec la muraille comme guirlande, la colline présentait un spectacle de désastre infini. Des ruines partout, on croyait avoir devant soi une cité dévastée par un tremblement de terre. Des habitations d’un étage ou deux, sans toiture, sans plancher, des murs éventrés, des angles brisés, des ouvertures béantes, révélaient, malgré leur décrépitude, la grandeur de ceux qui avaient résidé ici de père en fils.</em>

À une distance de trois cents mètres, le fort nous est apparu dans toute sa grandeur, aussi impressionnant que le souvenir de mon arrivée avec Alexandris. Mais au-dessus des murailles et jusqu’au sommet de l’île, qui ressemblait à un œuf couché avec la muraille comme guirlande, la colline présentait un spectacle de désastre infini. Des ruines partout, on croyait avoir devant soi une cité dévastée par un tremblement de terre. Des habitations d’un étage ou deux, sans toiture, sans plancher, des murs éventrés, des angles brisés, des ouvertures béantes, révélaient, malgré leur décrépitude, la grandeur de ceux qui avaient résidé ici de père en fils. (VM, p. 231)

Travaux, 1940 </p> <em>On a commandé du sable, du gravier du ciment et de la chaux. Trois malades, qui connaissaient un peu la maçonnerie, ont commencé, pour un tout petit salaire, à couler le revêtement, aidés de presque tous les malades valides. Nouveau chantier, depuis l’angle de l’église jusqu’au dernier café, soit sur une longueur de quatre-vingts mètres et une largeur de deux, la rue centrale a été unifiée. Les malades avaient ainsi le plaisir de poser enfin les pieds sur une surface lisse.</em>

On a commandé du sable, du gravier du ciment et de la chaux. Trois malades, qui connaissaient un peu la maçonnerie, ont commencé, pour un tout petit salaire, à couler le revêtement, aidés de presque tous les malades valides. Nouveau chantier, depuis l’angle de l’église jusqu’au dernier café, soit sur une longueur de quatre-vingts mètres et une largeur de deux, la rue centrale a été unifiée. Les malades avaient ainsi le plaisir de poser enfin les pieds sur une surface lisse. (VM, p. 250)

Habitations, 1940 </p> <em>Pourtant, par mes sollicitations répétées, j’avais réussi à les convaincre de sortir des malles les instruments abandonnés. Les malades incrédules souriaient, ils s’étaient rassemblés pour rire, plutôt que pour écouter de la musique vivante. Mais nos artistes de quatre sous ont pris place et lentement, perfectionnés par les répétitions, se sont mis à jouer les airs crétois, avec un sens du rythme que leur auraient envié même des professionnels.</em>

Pourtant, par mes sollicitations répétées, j’avais réussi à les convaincre de sortir des malles les instruments abandonnés. Les malades incrédules souriaient, ils s’étaient rassemblés pour rire, plutôt que pour écouter de la musique vivante. Mais nos artistes de quatre sous ont pris place et lentement, perfectionnés par les répétitions, se sont mis à jouer les airs crétois, avec un sens du rythme que leur auraient envié même des professionnels. (VM, p. 251)

Rue, 1968 </p> <em>En février 1957, les premiers groupes de malades ont quitté définitivement Spinalonga.</em>

En février 1957, les premiers groupes de malades ont quitté définitivement Spinalonga.

Rue, 1968 </p> <em>[En 1968] l’île était totalement déserte. Tout conservait l’apparence d’un lieu quitté à la hâte : mobilier, linge et vaisselle intacts dans les habitations, bien que recouverts d’une épaisse couche de poussière blanche. Une pharmacie vide, flacons de médicaments épars ; un cimetière abandonné lui aussi.</em>

[En 1968] l’île était totalement déserte. Tout conservait l’apparence d’un lieu quitté à la hâte : mobilier, linge et vaisselle intacts dans les habitations, bien que recouverts d’une épaisse couche de poussière blanche. Une pharmacie vide, flacons de médicaments épars ; un cimetière abandonné lui aussi. (AA, p. 513)

Spinalonga aujourd'hui </p> <em>Deux vagues contradictoires vont agiter l’îlot pendant près de vingt ans. D’un côté, un service archéologique, décidé à préserver la mémoire de l’occupation vénitienne et turque – plus tardivement de la léproserie aussi –, mais disposant de peu de moyens et de plus quasi ignoré par les organes touristiques, qui n’en espèrent qu’une remise en état autorisant les visites ; face à lui donc, une volonté de profit commercial, portée aussi bien par des entrepreneurs privés que par certains responsables régionaux.</em>

Deux vagues contradictoires vont agiter l’îlot pendant près de vingt ans. D’un côté, un service archéologique, décidé à préserver la mémoire de l’occupation vénitienne et turque – plus tardivement de la léproserie aussi –, mais disposant de peu de moyens et de plus quasi ignoré par les organes touristiques, qui n’en espèrent qu’une remise en état autorisant les visites ; face à lui donc, une volonté de profit commercial, portée aussi bien par des entrepreneurs privés que par certains responsables régionaux. (AA, p. 522)

Spinalonga aujourd'hui </p> <em>Un monstrueux mouvement de récupération touristique se met en place. Avec lui, la mémoire de la léproserie, d’abord niée comme un épisode honteux, retrouve bientôt un intérêt économique.</em>

Un monstrueux mouvement de récupération touristique se met en place. Avec lui, la mémoire de la léproserie, d’abord niée comme un épisode honteux, retrouve bientôt un intérêt économique. (AA, p. 522)

© Photo 1 : Archives J.-P. Destelle. Photo 2 : Photographie de Giuseppe Gerola, archives Kostas Mavrikakis. Photo 4 : Collection personnelle de Maurice Born, reproduction d'une photographie de Michaïl Katapotis. Photo 8, 9, 10, 11 : Collection personnelle de Maurice Born.
Photo 3, 5, 6, 7