Lettre de Maurice Born à Remoundakis. Rencontre, conversations, mémoire.

Lettre adressée à Epaminondas Remoundakis (décédé en 1978) par Maurice Born à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance en 2014.

Neapoli, le 27 septembre 2014

Cher Nondas,

Depuis des années, en fait depuis que tu as quitté Agia Varvara en ce mois de janvier 1978, je me suis souvent promis de t’écrire une longue missive, d’une part pour te rappeler nos bons souvenirs, te tenir au courant de ce que sont devenus nos espoirs, nos rêves aussi, pour te donner des nouvelles de notre île, te parler de la lèpre contemporaine, de ce qu’elle devient... mais aussi pour te poser certaines questions que, malgré les deux années de notre relation, je n’ai pas su – ou pas osé – poser. Pour te confier enfin certaines colères qui me prennent aujourd’hui encore.

Et voilà, quarante années ont passé, pleines de bruit et d’occupations prétendument importantes... et je ne me suis pas manifesté, occupé ailleurs dans des combats que je regarde souvent aujourd’hui comme futiles. Toi non plus d’ailleurs, tu n’as pas donné signe de vie ! Bien, je sais que là où tu es, tu ne dois pas manquer d’activités passionnantes.

Te souviens-tu de notre première rencontre en 1971 ? Elle intervenait à la fin d’une longue recherche de plus de deux ans que j’avais entreprise à Spinalonga, et plus largement en Crète. Après une interminable série d’entretiens enregistrés avec Emmanuel Grammatikakis, qui avait été pendant vingt-huit ans à la fois directeur et médecin en chef de l’île, le moment était venu pour moi d’enregistrer la version des faits des principaux intéressés : les malades de Spinalonga.

C’est par une sombre matinée de novembre que j’entrai pour la première fois dans la station antilépreuse de l’hôpital des maladies contagieuses d’Agia Varvara. J’imaginais trouver là un hôpital moderne, mais je compris bien vite qu’il n’en était rien. En réalité, la plupart de tes amis vivaient dans ces mêmes baraquements militaires érigés en 1920... et puis, dans l’immense terrain vague entouré d’un mur hérissé de pics métalliques qui formait toujours l’enceinte de la station antilépreuse, certains d’entre vous avaient construit à leurs frais de petites habitations. C’étaient les Spinalonguites, qui préférant continuer leur existence « en ménage » comme ils l’avaient toujours fait sur leur île, refusant la routine imposée par la vie hospitalière, avaient rebâti un village spinalonguite ! Tu étais bien sûr de ceux-là. Ce matin-là donc, j’entrai par le portail principal – il n’y avait plus alors de porte cadenassée. J’avais obtenu de la direction l’autorisation de visiter et de questionner les malades. Je traversai l’espace de l’hôpital et me dirigeai vers l’extrémité gauche du terrain. Je m’approchai de ta demeure. Tu avais été prévenu de mon arrivée. Debout devant ta cabane, accompagné de ton épouse Tassia – « tes yeux », comme tu l’appelais –, tu m’attendais. Je te rencontrais enfin, toi dont on m’avait tant parlé en Crète, dont on m’avait conté les actions, dont j’avais lu les exploits dans d’innombrables dossiers. Tu représentais alors pour moi un personnage mythique. Grand, mince, légèrement voûté, vêtu d’un imperméable gris et coiffé d’un béret, portant les lunettes noires que tu arborais souvent en public, tu criais ta joie les bras levés. Tassia, dont je compris peu à peu le dévouement, elle qui ne te quittait que rarement, te décrivait tout ce qu’elle avait devant les yeux, traçant un rapide portrait de ma personne. Toi, tu faisais de grands signes, manifestant ainsi ta bienvenue. Nous avons bientôt pris place autour d’une petite table, à l’extérieur, malgré le temps menaçant.

Epaminondas et Tassia Remoundakis
Epaminondas et Tassia Remoundakis

Maintenant, je te faisais face, et je pris alors le temps de te dévisager dans le détail. Face ravagée, malgré l’opération chirurgicale qui t’avait redonné un semblant de nez, yeux morts, blancs, mains détruites et dures comme le cuir, voix caverneuse et profonde, tout révélait en toi les destructions de la lèpre. Et pourtant, tu rayonnais d’une incroyable vivacité. Ton sourire – j’appris bien vite combien tu aimais rire –, ta bonne humeur était communicative. Après quelques minutes, je me sentais à l’aise et en parfaite connivence avec toi. Ton visage, loin de me repousser, m’apparut très vite comme lumineux. Tassia nous servit un rafraîchissement, et je remarquai qu’elle avait apporté pour moi une bouteille de limonade du commerce et une paille sous plastique. C’est plus tard seulement que tu m’expliquas pourquoi vous agissiez toujours ainsi avec les visiteurs. La crainte d’un refus, d’un signe de peur, de dégoût, d’un recul devant la nécessité d’accepter votre offre vous avaient enseigné que mieux valait fournir un produit assurant à l’invité qu’il ne risquait aucune... contagion ! Ces précautions cessèrent heureusement dès ma deuxième visite, et comme le temps était frais, nous avons pris l’habitude, lors des entretiens suivants, de boire ensemble un « cognac crétois », comme tu appelais le rakomelo. Tu t’exprimais haut et fort, ne mâchant ni tes mots ni tes opinions. Tu ne craignais pas d’afficher tes positions politiques – vénizéliste tu étais, vénizéliste tu resterais. Ce qui me frappa dès les premières heures passées ensemble, fut dès l’abord la puissance de ton sens critique. Je compris qu’elle était directement ancrée dans ta riche expérience de la vie, forgée par les épreuves que tu avais traversées. Tu ponctuais tes dires de grands effets de bras, tu sautillais sur ta chaise lorsque tu t’emportais, ou quand je te racontais un fait qui t’amusait... et je croyais alors te voir me faire des clins d’œil malgré tes yeux morts. Je peux bien te l’avouer aujourd’hui : souvent, j’oubliais que tu étais aveugle. Tu saisissais si bien ce que je te demandais, mes remarques, mes doutes... que j’avais l’impression que tu voyais mes mimiques.

Est-ce que tu fumes toujours autant ? À cette époque, je n’en revenais pas du nombre de cigarettes que tu pouvais abattre par jour. Je revois Tassia, qui sur un signe de ta part, sortait la cigarette du paquet, l’allumait, puis la plaçait dans le porte-cigarette qu’elle installait entre le pouce et le moignon de ta main droite. Sais-tu qu’aujourd’hui les campagnes anti-tabac font fureur, qui nous expliquent tout le mal que nous devons attendre de la fumée ? Je me demande ce que tu en penserais, ou plutôt, il me semble le deviner.

C’est toi qui, dès le premier jour, t’es offert à me servir de guide, d’interprète, de témoin dans mon projet d’enregistrer les dires et les souvenirs des survivants de cette incroyable époque de la léproserie de Spinalonga. Et tu n’es jamais revenu sur cette promesse, même quand mes questions étaient délicates ou désagréables. S’en sont suivis d’innombrables entretiens, en duo ou en groupes, qui m’ont permis après près de deux ans de comprendre en partie ce que fut votre existence dans l’île. Le rituel était immuable, après que j’ai installé mon magnétophone, nous commencions par boire la raki que nous apportait Tassia, puis je dévidais mes questions. Alors que je t’ai vu quelquefois fatigué, énervé même, lorsque trop de monde s’exprimait en même temps, jamais tu n’as manifesté face à moi la moindre lassitude, le moindre désintérêt. Tu tenais à faire des récits complets, détaillés, de tous les événements que je te demandais de m’expliquer. Quelquefois Pavlakis nous accompagnait, lui qui avait été un temps instituteur à l’école de l’île. Il apportait à son tour des précisions, des détails, des histoires de vie. Lorsque tu ne pouvais répondre immédiatement à une question, tu me rassurais en m’assurant que vous feriez la recherche nécessaire à me répondre lors de notre prochain rendez-vous. Tu n’as jamais failli. Des dizaines d’heures d’entretiens, de questionnements, mais aussi de repas partagés marquèrent cette période. Grâce à toi, j’ai découvert quantité de choses que j’ignorais, qu’on m’avait cachées en Crète. J’ai pu corriger aussi des informations mal comprises. Quantité de faits nouveaux me sont apparus, mais plus que tout j’ai appris à te connaître, à t’apprécier, toi et tes compagnons pour votre franchise, pour votre sincérité et l’extraordinaire sens de la vie que vous aviez développé dans votre enfer. Ainsi est née peu à peu une amitié qui, après tant d’années, est demeurée pour moi intacte. Sais-tu ce que j’appréciais particulièrement alors ? Tu ne m’épargnais pas, tu n’hésitais pas à me reprendre quand mon propos était léger, quand je croyais, du haut des certitudes de ma jeunesse, comprendre tout. Tes réponses étaient toujours émaillées de réflexions profondes sur le but de l’existence, de références aussi à la mythologie grecque qui demeurait pour toi vivante. La forme d’humanité particulière que vous aviez développée entre vous te rendait particulièrement critique pour ce qu’était devenu le monde en votre absence. Ainsi, un jour d’abattement, tu m’as dit :

À Spinalonga, nous avions peut-être créé une société idéale, humaine. Tu sais, chez nous, on ne mourrait jamais seul. On restait des jours et des nuits avec un mourant. Chez vous, on peut mourir seul, abandonné dans un hôpital... c’est affreux !

Je sais ce que tu voulais me dire. Bien sûr d’abord que la vie sur l’île aurait pu être belle si l’État avait apporté les améliorations nécessaires, meilleure en tout cas que dans cette station antilépreuse d’Athènes, mais surtout, tu insistais sur l’état lamentable de la société, que vous aviez ignoré en tant que reclus et qui vous avait effrayés à votre retour au monde. Pourtant vous l’aviez voulu ce départ de Spinalonga. Combien de fois me l’as-tu répété, lorsqu’en 1956 on vous a demandé ce que vous vouliez, c’est toi, en porte-parole de tous qui t’es écrié :

Rien du tout, une seule chose : que tous, les vivants et les morts, nous partions d’ici.

Tiens ! À ce sujet, tu parlais de vos morts et de votre exigence de les voir vous accompagner. Je te raconte cela car tu n’as pas eu l’occasion de retourner là-bas. Pendant plus de cinquante années, non seulement on n’a rien entrepris pour le retour des défunts dans leur village natal, mais on a complètement abandonné le cimetière de l’île. Ainsi, les tombes ont été fracturées et l’ossuaire délabré.

Cimetière de Spinalonga
Cimetière de Spinalonga

À la fin des années 1970, toutes les tombes étaient éventrées, j’ai vu des touristes debout dans ces fosses, jouant avec les ossements de vos morts. Pourtant en Grèce, comme chez nous, le crime de profanation est sévèrement puni. Mais voilà, le plaisir des touristes primait. Une consolation pourtant : en 2013, grâce à l’initiative de Iera Mitropolis Petras kai Chersonisso et de la Topiki Enoria tis Plakas, a enfin été reconstruit un ossuaire digne de ce nom, une plaque commémorative qui relate votre calvaire a été inaugurée dans l’entrée du cimetière. Au moins, quelque chose a été fait... après cinquante ans.

Que tous, les vivants et les morts, nous partions d’ici ...

disais-tu. C’est qu’alors vous aviez encore une vision idyllique de la société, ou plutôt de ce qu’elle était devenue. Vous pensiez pouvoir rentrer chez vous, vous imaginiez reprendre une vie « normale ». Vous ne pouviez pas savoir que le monde avait changé en votre absence. L’égoïsme, la soif de l’argent et de la réussite avait détruit le sens de l’humanité, de l’entraide dont vous aviez gardé souvenir. Tu soupçonnais pourtant bien quelques changements dans l’attitude de la société face à vous lorsque tu me disais :

Une immense muraille de calomnies contre nous s’élevait autour de Spinalonga, de façon à ce que les autres gens nous considèrent comme des gens différents, haïssables...

Oui, les attitudes étaient radicalement modifiées. Vous n’étiez plus les « petits saints » du début du siècle, libres alors de faire la Volita, de côtoyer à cette occasion vos proches, de récolter des vivres avant de retourner vers vos Miskinias. Les années de relégation auxquelles vous aviez été condamnés avaient laissé libre place à un discours abstrait – lequel n’était plus basé sur aucune expérience commune réelle – qui voyait uniquement en vous un danger pour la société, une menace à écarter, à isoler. Ainsi, dans le peuple, votre image s’était avilie, votre île elle-même était devenue un lieu maudit qu’on n’évoquait plus qu’avec terreur.

Je ne te l’ai pas dit alors, mais j’étais resté sans voix devant le récit de ta vie. Ton enfance au village de Agia Triada, ses mœurs que tu me contais, et puis soudain, ce coup de tonnerre. Lors d’une visite scolaire de routine, un médecin te déclare lépreux. C’est alors la fuite vers Athènes pour éviter l’enfermement à Spinalonga. Tu as douze ans. L’âge où l’on joue... Dès lors ton enfance s’interrompt brusquement, tu deviens un homme, pire, un fuyard obligé de vivre caché, de prendre sans cesse des précautions, pour toi et pour ta sœur aînée que tu as rejointe, elle aussi lépreuse, elle aussi vivant cachée dans la ville. Tu réussis pourtant à continuer ta scolarité obligatoire, puis à t’inscrire au lycée, à passer ton baccalauréat. Des années à vivre une double existence, comme un clandestin, à craindre le signe qui te trahira. Et voilà que tu t’inscris à l’Université ! Tu as choisi le droit. Ce seront encore trois années de liberté – toute relative –, avant qu’une immonde dénonciation conduise à l’enfermement de ta sœur tout d’abord, qui partira pour l’île, puis quelque temps plus tard, à ta propre arrestation par la police – eh ! oui, c’est la police qui s’occupait des malades de lèpre. Nouvelle mort à la vie, abandon de toutes les espérances que tu avais mises dans tes études, de tous les projets d’existence. Enfermement tout d’abord à la station antilépreuse d’Agia Varvara, nouvellement créée. Puis, parce que tu ne peux te résoudre à abandonner ta sœur seule à Spinalonga, et malgré la peur que le seul nom de l’île déclenche en toi, tu demandes à partir vers ce lieu dont on ne revient pas.

Comment as-tu tenu le coup ? Comment as-tu fait pour ne pas baisser les bras, où as-tu trouvé la force de vivre cette suite de drames qui ruinaient une à une toutes tes espérances ? Je sais, tu me diras que ta foi te soutenait... Mais voilà, je connais quantité de gens qui ont une foi profonde, et qui ont malgré cela abandonné tout idéal dans l’existence. Non, il ne suffit pas d’être un croyant, ce serait trop simple. Encore faut-il avoir en soi une ligne de conduite dans la vie, un projet humain. J’ai remâché pendant des années les bribes de ta douloureuse existence ; parfois, je n’arrivais plus à la croire réelle. J’ai revisité de multiples fois tous ces lieux, les rues que tu as habitées à Athènes, l’institut Pasteur où l’on te faisait des injections de chaulmoogra, ton village d’Agia Triada, Goundoura... Comme si je cherchais des preuves que tu ne m’avais pas raconté d’histoires. J’ai rencontré les anciens amis de ton village, d’Armeni, de Chandras. Je n’ai pu que vérifier combien ton récit était sincère. Ce dont en fait je ne doutais pas, c’est de moi-même dont je doutais !

Et puis ce fut Spinalonga. On aurait dit que l’on t’y attendait. Selon le vœu des malheureux qui y vivaient dans ce qui était devenu – à cause du désespoir qui régnait – une sorte de bidonville, tu as rapidement pris en main ce qui allait apparaître comme une véritable renaissance de l’île. Réorganisation matérielle d’abord : chauler les façades des habitations, mettre en place des toilettes, nettoyer les rues, puis transformer le kalderimi de l’artère principale en un chemin praticable par tous malgré les pieds mutilés... toutes actions qui mobilisaient la population et lui donnaient une occupation. C’était très malin de ta part ! En agissant de la sorte, tu réveillais chez les malades le désir de bien faire, surtout, tu installais un esprit d’équipe, une volonté commune, un projet de vie. Non pas qu’avant ton arrivée rien n’ait été tenté, mais on l’oublie aujourd’hui, les lépreux de l’île étaient pour la plupart analphabètes, pauvres villageois qui n’avaient pas la capacité de protester dans les formes contre leur sort, ils ne connaissaient que la révolte brute. En créant par la suite la Confrérie des malades de Spinalonga Agios-Pandeleïmon, tu leur as fourni un outil de défense et d’initiative. Combien d’améliorations n’as-tu pas apportées, combien de projets n’as-tu pas développé pendant ces années... impossible de les rappeler tous.

Mais tu sais tout cela, pas la peine que je te le redise. Te souviens-tu par contre de nos discussions passionnées sur le sujet des améliorations apportées à l’île ? Je me faisais l’avocat du diable : en effectuant le travail qu’aurait du réaliser l’État, n’étiez-vous pas contreproductifs ? En rendant l’île plus habitable, en présentant au monde un visage plus amène, ne lui permettiez-vous pas ensuite d’affirmer que finalement les conditions de vie à Spinalonga n’étaient pas si mauvaises... Je me souviens d’un exemple éclairant. Tu m’expliquais que lorsque vous deviez recevoir une visite officielle, vous faisiez de nombreux préparatifs : après avoir nettoyé les rues, vous demandiez aux plus atteints des vôtres (ceux qui auraient pu choquer les visiteurs) de rester enfermés chez eux, vous changiez les pansements de vos représentants... bref, vous teniez à présenter le visage d’un village normal, sans problèmes criants. Simultanément tu me disais que lors de la visite, non seulement vous présentiez vos doléances, mais vous les criiez ! Je te répondais : « Mais alors quelle impression en retiraient les visiteurs ? » Quittant l’île, ils avaient vu un village propre, des malades soignés... qui pourtant n’arrêtaient pas de se plaindre. De là à parler de psychologie maladive des lépreux, il n’y avait qu’un pas... que franchissait allégrement le médecin Grammatikakis dont c’était le leitmotiv. Tu n’ignorais rien de ce piège, mais tu m’expliquais avec patience que vous n’aviez humainement pas de choix véritable. Soit vous vouliez rester des hommes et des femmes reconnaissant les codes de notre monde, et il fallait alors prendre ces mesures, soit vous acceptiez de paraître des sous-hommes, sortes de sauvages incapables du moindre signe de civilisation. Tu avais bien sûr raison, il s’agissait d’abord de dignité, et il importait plus que tout de la préserver, même si le prix à payer était lourd. « Un village comme les autres », Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette absurdité ! Nous l’évoquions souvent, en riant pour ne pas piquer de colère. Comment pouvaient-ils dire – et les administrateurs, le médecin ne se privaient pas de le faire – que Spinalonga était simplement un village comme les autres. Ne comprenaient-ils pas ce qu’il y avait d’indécent à affirmer cela. Vous étiez des malades, gravement atteints, vous aviez besoin de traitements particuliers, d’une structure hospitalière – ne serait-ce que pour soigner les plaies que votre mal provoquait – et il était donc parfaitement anormal que vous viviez dans un « village comme les autres » ! Personne ne semblait comprendre que cette expression était scandaleuse, tout le monde l’utilisait comme un cache-misère. Tu leur dis : si c’est un village normal, comme les autres, il doit y avoir des histoires de sexe, comme dans les autres villages. Et les voilà furieux. Ah ! Non ils n’aurait pas dû y en avoir, c’est honteux, c’est le résultat du satyriasis bien connu des lépreux. Mais parle-t-on jamais de satyriasis lorsqu’il se produit un petit scandale sexuel dans un village ? Et pourtant il s’en produit souvent. Que ne projetait-on pas sur cette malheureuse île ? Sais-tu qu’aujourd’hui encore j’entends régulièrement ces imbécillités  ? Je retiens ma colère et je tente d’expliquer, souvent en vain. Mieux vaudrait en rire, comme nous le faisions autrefois.

Vingt années à Spinalonga. La guerre, ses tourments, ses famines. Et puis le décès de ta sœur qui t’a si fort touché. Et voilà que le mal t’a ravi la vue. Toi qui adorais la lecture, qui y puisait consolation et inspiration, tu fus brusquement privé de ton plus grand plaisir. De ton « oxygène », me disais-tu. Et c’est alors Tassia qui est devenue « tes yeux ». Chaque soir tu l’obligeais à te lire quelques pages, ou les nouvelles du journal. Sans ce rituel, tu étais incapable de t’endormir. Lorsqu’en pleine nuit te prenait une insomnie, tu n’hésitais pas à la réveiller pour qu’elle reprenne la lecture. Pauvre Tassia, tu ne la ménageais pas, Nondas.

En 1948, le médicament est apparu dans l’île. J’ai souvent pensé que le malheur s’acharnait : pour toi il est arrivé un an trop tard. À un an près, tu sauvais tes yeux. Le sort est parfois bien cruel. En 1957, tu as été l’un des derniers à quitter l’île et à rejoindre Agia Varvara. Grande victoire bien sûr, mais elle apparut bien vite amère. La liste des limitations de liberté qui vous concernait était interminable : accès aux professions, obligations de contrôles périodiques, surveillance d’un médecin local... interminable. Le retour dans vos foyers dépendait de règlements parfaitement idiots : il suffisait que le maire ou l’instituteur du village y soit opposé pour que le projet avorte. Quant aux conditions d’hygiène exigées pour ce retour, le jour où nous en parlions – tu te rappelles, Pavlakis était avec nous ? –, nous nous sommes payés une grande partie de rigolade. N’exigeait-on pas que tout malade rejoignant la maison familiale possède dans celle-ci une salle de bain particulière, avec accès séparé ! Pour qui connaissait l’état des habitations villageoises de Crète en 1960, c’était en effet une bonne farce. Pour beaucoup d’entre vous, les plus atteints, aucun retour au foyer n’était donc envisageable. Et je ne parle même pas de la position des familles qui y étaient souvent opposées. La malédiction qui les avait frappés après votre enfermement les avaient condamnées à des années de stigmatisation dans leur village. Les choses s’étaient ensuite tassées. Elles craignaient que votre réapparition ne la réveille. Toi Nondas, tu avais décidé de ne pas revenir à Agia Triada. Je sais, tu me disais quelquefois le contraire... peut-être un jour, si grâce aux miracles de la science – de laquelle tu attendais beaucoup –, tu recouvrais la vue, alors... En fait, tu n’y est retourné qu’en visite. Et je peux aujourd’hui te le dire, si tes amis t’ont fêté, s’ils t’ont fait bonne réception, je sais, parce qu’il me l’ont répété lorsque j’étais au village, qu’ils préféraient que tu restes à Agia Varvara !

Oui, le monde avait changé, et tu l’avais compris. Tu me disais souvent, et dans ta voix perçait le regret d’un monde perdu :

Mieux vaudrait être à Spinalonga, plutôt que de vivre ici et de voir ça, l’état lamentable, disons de... des gens que nous aimons.

Mais assez de lamentations. Revenons au présent. Tu vas voir, c’est assez drôle. Aujourd’hui, votre île est devenue un but de visite incontournable. Tu ne la reconnaîtrais plus. On a détruit toutes vos masures – oui, ta maison a disparu aussi –, le service d’archéologie byzantine retape les habitations turques, les murailles vénitiennes. Tu ne me croiras pas ! Spinalonga est devenue le monument aussi visité que Knossos. Chaque jour de la saison d’été, des centaines de touristes y débarquent et en font le tour, menés au pas de charge par des guides spécialisés. Ainsi tu vois, le chemin que vous aviez ouvert en éventrant la fortification vénitienne en deux endroits est aujourd’hui bien utile. Le mauvais procès qu’on vous avait fait pour avoir abattu ces petits pans de mur (vous accusant d’avoir détruit le patrimoine) est aujourd’hui bien oublié ! Sans votre chemin, pas de tour de l’île. Et ne va pas croire que les touristes viennent visiter le fort vénitien. Oh ! non. Ils sont attirés par le parfum malsain qui traîne autour de l’image d’une léproserie. Et on leur en donne pour leur argent, tu devrais entendre les récits qu’on leur débite. Une demi-heure plus tard, la visite terminée, ils réembarquent sur leur bateau, persuadés d’avoir compris ce qui s’est passé ici. Je crois que vous êtes devenus le monument le plus visité de Crète. N’est-ce pas loufoque ?

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Mêmes les Grecs se précipitent sur l’île, espérant y retrouver les héros d’une bluette inventée depuis. Le muraille de peur qui entourait Spinalonga ? Disparue, suite à une série d’événements plus rocambolesques les uns que les autres. Ce serait trop long à expliquer ici, et puis je me mettrais encore en colère. Je t’en parlerai une autre fois. Sache pourtant qu’on donne aujourd’hui de vos existences, de vos souffrances une version rose et très civilisée, dans laquelle il apparaît qu’il n’y eut jamais d’autre coupable que le mal lui-même, sorte de mauvais sort auquel la société répondit au mieux. Mais tu imagines bien que les sommes que rapporte cette entreprise et qui font vivre la région – comme vous la faisiez vivre alors, mais dans des proportions multipliées aujourd’hui –, ces sommes suffiraient à elles seules à oublier la peur.

Et puis beaucoup de temps a passé... parlons d’autre chose.

Bon, et la lèpre aujourd’hui ? me demanderas-tu. Eh bien, ce n’est plus une maladie à la mode. Des thérapies de plus en plus sophistiquées ont été mises en place, et tu seras heureux d’apprendre qu’on parle aujourd’hui de « prédisposition génétique nécessaire à contracter la maladie ». Tu vois, vous n’aviez pas complètement tort, vous qui demeuriez persuadés que la lèpre était d’abord héréditaire. L’OMS, après avoir crié victoire pendant dix ans – assuré que la lèpre serait éradiquée en 2004, puis en 2006, enfin en 2010 –, est revenue sur des bases plus réalistes. Elle admet que le problème est loin d’être résolu. On recommande maintenant d’effectuer des recherches sur le génome, de mettre en place des campagnes d’accompagnement des victimes de la lèpre. Officiellement, le mal est éradiqué en Crète, bien que des cas réapparaissent sporadiquement dans certains villages. Mais pas question d’en parler, cela pourrait nuire au sacro-saint tourisme. Car bien sûr, si les touristes aiment visiter Spinalonga, c’est qu’ils imaginent la lèpre disparue depuis longtemps. Dans le cas contraire, ils s’enfuiraient à toutes jambes...

Rue P est, 1968
Rue P est, 1968

Tiens ! Il y a quelque temps, on m’a demandé de parler de toi. Pour ton centième anniversaire. J’ai accepté. Tu me connais, je vais essayer de parler vrai. Je veux avant tout éviter de te transformer en saint. Aucun besoin de forcer le trait. Les péripéties de ton existence, les souffrances, les luttes ont forgé ton caractère unique, ta vision particulière du monde. Lorsque je t’écoutais, j’entendais à la fois un homme droit, bon et pourtant sans beaucoup d’illusions sur l’état de la société. Tu étais capable d’analyses très subtiles, d’une générosité sans limites, et parfois d’une véritable fraîcheur d’adolescent. Tu as toujours cru à la science, attendant d’elle ce miracle qui te rendrait la vue. Tu as toujours été persuadé qu’un jour tu reverrais. Tout comme à Spinalonga, malgré votre mot d’ordre qui exigeait d’abandonner l’espoir de guérir, de revenir au monde – afin de devenir un Spinalonguite conscient et capable d’édifier un avenir sur l’île –, malgré cela donc, et secrètement, tu n’as pas cessé de répéter à Tassia ta certitude. La science finirait par trouver une médecine de la lèpre. Et tu avais raison ! Même si comme je le disais, elle est arrivée bien tard pour toi. Malgré ta famille aisée – ton père n’était-il pas l’archontas du village ? –, la maladie maudite t’avait rendu pauvre comme les autres malades. Avant d’être économique, la pauvreté est manque de pouvoir, et d’abord de pouvoir sur sa propre existence. Heureusement, tu étais extrêmement doué pour te servir de cette arme des pauvres qu’est la ruse. Non pas la malignité qui est néfaste, mais la ruse, elle qui permet les évitements, qui dicte la réponse à donner aux puissants pour se protéger, qui leur donne à entendre ce qu’ils attendent, quitte à conserver pour soi ses convictions réelles. Je me souviens de la manière dont tu avais diplomatiquement remis à sa place le directeur d’Agia Varvara après qu’ils nous aient convoqués pour nous réprimander. Ce qu’on avait fait ? Tu as oublié ? Tu m’avais demandé d’organiser une sortie et un repas du soir dans une taverne athénienne. Ce n’était pas simple : il fallait s’assurer que le tavernier accepterait de recevoir des malades, qu’on trouverait un espace protégé des regards curieux pour éviter les frottements... il fallait aussi, m’avais-tu recommandé, s’assurer qu’il aurait bien de véritables paximadia crétois. J’avais trouvé une taverne crétoise et le soir dit, on s’est retrouvé une bonne dizaine de convives. Je me souviens qu’en plus des habitués de nos rendez-vous enregistrés, Mastorakis, qui avait été administrateur à Spinalonga, était aussi invité. Quelle soirée... souvenirs, histoires drôles, repas copieux et bien sûr raki en fin de soirée. Bref, il était fort tard quand nous sommes rentrés, et nous avons du secouer le gardien pour qu’il lève la barrière d’accès. Le lendemain matin, convocation du directeur furieux, qui s’adressant à toi, hurle que ce n’est pas admissible, que nous dépassons les bornes, qu’il n’est pas prévu que nous rentrions en pleine nuit... et j’en passe. Très calme, tu as commencé par dire combien tu étais désolé d’avoir réveillé le gardien de nuit, puis insensiblement tu as glissé vers le thème de la liberté retrouvée, vers les droits que vous garantissait la loi. Tant et si bien qu’à la fin de l’entretien, c’est le directeur qui s’excusait, affirmant que ses dires avaient dépassé sa volonté... et que bien sûr, vous aviez le droit de sortir librement. Quelle leçon tu m’avais donnée. Soyons francs, tu n’étais pas toujours calme et souriant. Tu avais aussi des agacements, des colères. Lorsque par exemple on te coupait la parole, lorsque tout le monde bavardait autour de toi, et quelquefois même, lorsque Tassia ne comprenait pas immédiatement ce que tu voulais. Je sais que ta cécité expliquait cela. Mais bien vite ta bonne humeur reprenait le dessus, ce qui n’empêchait pas des emportements lorsque tu évoquais de criantes injustices.

Sais-tu que tu apparais aujourd’hui en Europe comme un écologiste avant l’heure ? Si ! suite au film que nous avions tourné ensemble en 1973 avec Jean-Daniel Pollet, tes déclarations sont devenues célèbres. Je te cite :

Arrêtez ! maintenant qu’il est encore temps, car demain il sera trop tard. Soulevez-vous tous et chacun jouera son rôle dans ce jeu cruel qui s’appelle la vie, sans pitié aujourd’hui. Arrêtez, maintenant qu’il est encore temps, sinon, vous les jeunes, vous deviendrez vous-mêmes des détersifs et vous vivrez dans les ordures.

Eh bien cet appel, je l’ai lu des dizaines de fois, repris dans des revues diverses où l’on te qualifie de précurseur de l’écologie. Personne ne parlait alors d’un danger dû à notre boulimie, à notre soif de consommation, à notre indifférence à l’environnement que nous détruisions. Ton cri a été répété dans de nombreux pays, et aujourd’hui encore je le vois régulièrement cité. Il n’y a qu’en Grèce qu’on l’ignore.

Le temps passant, tous ces aspects de ta personne m’ont conduit à te considérer comme un vieux sage. Tu n’étais pourtant pas si âgé, mais dans mon esprit, c’est bien l’image d’un homme qui a réfléchi à sa vie, à la vie en général qui s’imposait. Pas celle d’un saint, tu m’avais confié assez de tes faiblesses pour que je te considère d’abord comme un humain. Tu étais croyant bien sûr, marqué par la religion orthodoxe, mais je percevais parfois que tu attendais de ton Dieu une sorte de compensation dans l’au-delà pour le sort qui t’avait été fait ici bas. Séduisant dans ton jeune âge, tu avais connu sur l’île des aventures avant ton union avec Tassia. Plus tard, tu fus mêlé – injustement il est vrai – à une sombre histoire de détournement de fonds destinés aux lépreux. Et puis tu fus aussi capable de dureté, d’intolérance lorsqu’on refusait de suivre tes préceptes. Mais tout cela appartenait à un passé lorsque nous nous sommes connus. Tu avais tiré les conclusions de tes expériences et une sorte de sagesse profonde émanait de toi.

Mais assez bavardé pour aujourd’hui, je sens que je tombe dans la louange. Je te donnerai d’autres nouvelles dans un prochain courrier.

Mes meilleures pensées à tous les amis. Dis-leur bien que je ne les oublie pas. Quant à toi, Nondas, et à ton épouse Tassia, acceptez tous les deux mon salut pacifique.

Maurice

PS – Si tu trouves le temps, fais-moi un petit signe.