D’Agia Varvara à Spinalonga

En 1935, Epaminondas Remoundakis est enfermé à la léproserie d'Athènes, Agia Varvara. Les installations militaires qui y ont été construites dans les années 1920 sont utilisées comme habitations pour les malades jusqu'en 1975.

Les lépreux de Crète sont enfermés sur l'île de Spinalonga jusque dans les années 1920, et ceux de toute la Grèce jusqu'à la fermeture du centre en 1957. L’ambivalence des positions face à Spinalonga est permanente : si les couples choisissent de rejoindre l’île (où ils peuvent vivre ensemble), le lieu demeure pour ceux qui ne l’ont pas choisi un lieu maudit, et un déplacement forcé est alors justement vécu comme une tragédie.

Entrée de la station antilépreuse d’Agia Varvara en 1970 </p> <em>Je lance un dernier regard en arrière et, déposant à ce seuil tous mes rêves et mes espoirs, je traverse le Rubicon vers l’autre monde, le sous-monde du monde. Autour de la porte, aucun bruit, aucune présence, tout semble calme et désert.</em>
Entrée de la station antilépreuse d’Agia Varvara en 1970

Je lance un dernier regard en arrière et, déposant à ce seuil tous mes rêves et mes espoirs, je traverse le Rubicon vers l’autre monde, le sous-monde du monde. Autour de la porte, aucun bruit, aucune présence, tout semble calme et désert. (VM, p. 177)

Baraquements à Agia Varvara </p> <em>« Valdaras amène un nouveau, un jeune ! » Le message fait le tour des baraques et sur tous les seuils apparaissent des malades, curieux de voir qui est ce nouveau que le destin envoie parmi eux.</em>
Baraquements à Agia Varvara

« Valdaras amène un nouveau, un jeune ! » Le message fait le tour des baraques et sur tous les seuils apparaissent des malades, curieux de voir qui est ce nouveau que le destin envoie parmi eux. (VM, p. 177)

Cabanes à Agia Varvara </p> <em>Nous arrivons au dortoir numéro un. Je trouve là d’autres gens que je connais de vue. Eux aussi ont fréquenté l’institut Pasteur. Tous savent que ma sœur est internée à Spinalonga, car cinq Spinalonguites, arrivés depuis une semaine pour subir des traitements, en ont parlé.</em>
Cabanes à Agia Varvara

Nous arrivons au dortoir numéro un. Je trouve là d’autres gens que je connais de vue. Eux aussi ont fréquenté l’institut Pasteur. Tous savent que ma sœur est internée à Spinalonga, car cinq Spinalonguites, arrivés depuis une semaine pour subir des traitements, en ont parlé. (VM, p. 179)

Vue sur Spinalonga, 1927 </p> <em>Le tonnerre nous a frappés ! Qu’écrire ? Je connais trop bien le terme de son voyage. Pourtant Maria doit attendre mes lettres et un peu de consolation aussi. J’en ai rédigé plusieurs pendant les trente-huit jours qui ont séparé son arrestation de la mienne, mais chaque fois, au moment de mettre l’adresse sur l’enveloppe, mes doigts se crispent, refusant d’inscrire le lieu du cimetière des morts-vivants : Spinalonga.</em>
Vue sur Spinalonga, 1927

Le tonnerre nous a frappés ! Qu’écrire ? Je connais trop bien le terme de son voyage. Pourtant Maria doit attendre mes lettres et un peu de consolation aussi. J’en ai rédigé plusieurs pendant les trente-huit jours qui ont séparé son arrestation de la mienne, mais chaque fois, au moment de mettre l’adresse sur l’enveloppe, mes doigts se crispent, refusant d’inscrire le lieu du cimetière des morts-vivants : Spinalonga. (VM, p. 180)

Entrée du centre de Spinalonga, 1930 </p> <em>Giorgos s’est mis à raconter : « Ta sœur va bien, elle s’est habituée facilement. Tu sais, Spinalonga n’est pas ce qu’on dit, ici à Agia Varvara ils répandent une idée fausse. Tu n’as pas l’air de me croire. » Les affirmations de Giorgos au sujet de Spinalonga restent pour moi incroyables. Ce petit point sur la carte de la Crète au milieu du golfe de Mirambello évoque tant de saleté que, rien qu’à l’énoncé de son nom, un frisson parcourt mon corps.</em>
Entrée du centre de Spinalonga, 1930

Giorgos s’est mis à raconter : « Ta sœur va bien, elle s’est habituée facilement. Tu sais, Spinalonga n’est pas ce qu’on dit, ici à Agia Varvara ils répandent une idée fausse. Tu n’as pas l’air de me croire. » Les affirmations de Giorgos au sujet de Spinalonga restent pour moi incroyables. Ce petit point sur la carte de la Crète au milieu du golfe de Mirambello évoque tant de saleté que, rien qu’à l’énoncé de son nom, un frisson parcourt mon corps. (VM, p. 180)

Groupe devant l'église, 1927 </p> <em>Dans le silence de la nuit, entrecoupé par la respiration lente des autres, je vois défiler dans ma mémoire le film de tous les événements de ces dernières vingt-quatre heures. Elles se terminent devant le petit portillon de bois sur lequel j’ai mentalement lu l’inscription : «Que celui qui entre ici abandonne tout espoir. »</em>
Groupe devant l'église, 1927

Dans le silence de la nuit, entrecoupé par la respiration lente des autres, je vois défiler dans ma mémoire le film de tous les événements de ces dernières vingt-quatre heures. Elles se terminent devant le petit portillon de bois sur lequel j’ai mentalement lu l’inscription : «Que celui qui entre ici abandonne tout espoir. » (VM, p. 182)

Groupe de jeunes, 1927 </p> <em>« Tu ne figures pas dans nos registres. Dans la liste des membres de ta famille tu es absent, ainsi que ta sœur Maria. » Telle était la vieille coutume : celui qui était atteint du mal était considéré comme mort, pire, inexistant. Il était rayé du registre des vivants.</em>
Groupe de jeunes, 1927

« Tu ne figures pas dans nos registres. Dans la liste des membres de ta famille tu es absent, ainsi que ta sœur Maria. » Telle était la vieille coutume : celui qui était atteint du mal était considéré comme mort, pire, inexistant. Il était rayé du registre des vivants. (VM, p. 184)

Lépreux devant sa porte, 1927 </p> <em>Il m’a fait parcourir l’île mentalement, ses habitations – je croyais jusque-là ce qu’on disait dans mon village : il n’y avait que des grottes naturelles d’où surgissaient furtivement des êtres terrifiants qu’on appelait « Spinalonguites ».</em>
Lépreux devant sa porte, 1927

Avant son départ, Giorgos m’a décrit en détail la vie des malades à Spinalonga, la façon dont ils recevaient les vivres – j’imaginais alors qu’on leur lançait du pain de loin, comme on le faisait pour les chiens quand, gamins, on en avait peur. Il m’a fait parcourir l’île mentalement, ses habitations – je croyais jusque-là ce qu’on disait dans mon village : il n’y avait que des grottes naturelles d’où surgissaient furtivement des êtres terrifiants qu’on appelait « Spinalonguites ». (VM, p. 198)

Solitaire dans une rue, 1927 </p> <em>Les jours, les mois passaient, j’avais adopté un mode de vie régulier. Les agents de l’administration s’étaient fatigués de me dénoncer tout le temps et Koursoumbas luimême avait cessé de faire des remarques. Je lui avais dit clairement un jour : « Aussi longtemps que je pourrai, je sauterai le mur. Ici, dedans, j’étouffe. Je n’ai peur ni de Spinalonga ni de vous. J’avais tracé ma voie vers un idéal de beauté et de grandeur. Mes rêves sont en ruine, tout le reste m’importe peu. J’ai subi un tremblement de terre et je vous demande de me laisser me calmer peu à peu. »</em>
Solitaire dans une rue, 1927

Les jours, les mois passaient, j’avais adopté un mode de vie régulier. Les agents de l’administration s’étaient fatigués de me dénoncer tout le temps et Koursoumbas luimême avait cessé de faire des remarques. Je lui avais dit clairement un jour : « Aussi longtemps que je pourrai, je sauterai le mur. Ici, dedans, j’étouffe. Je n’ai peur ni de Spinalonga ni de vous. J’avais tracé ma voie vers un idéal de beauté et de grandeur. Mes rêves sont en ruine, tout le reste m’importe peu. J’ai subi un tremblement de terre et je vous demande de me laisser me calmer peu à peu. » (VM, p. 203)

Photo 1, 3, : collection personnelle de Maurice Born. Photo 2, 4, 5, 6, 7 : Goulielmos N. Abbot (1927).
Croquis de Maurice Born.