7. Cœur barbare ! Homme dur, qui peut-être au sein de ton ami, plongerait le poignard

Dissertation 7, par Bourguignon.

Cœur barbare ! Homme dur, qui peut-être au sein de ton ami, plongerait le poignard,
tu n’as donc jamais vu les peintures d’Hogar
Poème de la pitié, chant 1

L’homme exerce sur les animaux un empire qui dérive bien moins de ses qualités physiques que de ses facultés morales. C’est principalement par les combinaisons de son esprit qu’il est parvenu à vaincre les plus forts, à surprendre les plus agiles, à duper et à soumettre au joug de l’obéissance ceux dont il a cru devoir utiliser les services et à forcer les plus féroces à se réfugier dans le fond des forêts.

La raison lui apprend comment il [2] doit user de cet empire. Elle l’avertit que celui qui exerce des traitements barbares sur les animaux, abuse de ses supériorités et forfait aux lois de la nature. Mais la raison n’est pas une barrière impénétrable, sa lumière est souvent obscurcie par les passions ; celui qui s’abandonne à leurs décevantes amorces est successivement entrainé hors de la sphère de ses devoirs : de là, la nécessité des lois répressives et prohibitives dont l’objet est de mettre un frein aux passions désordonnées et d’obliger chaque individu à ne rien faire qui puisse troubler l’ordre social. […]
Considérée sous ce rapport, la question proposée devient d’une haute importance, parce que toutes celles qui se rattachent à la Morale publique, doivent vivement intéresser tous les amis de l’Ordre et de l’Humanité. Rendant hommage aux Philosophes sensibles qui cherchent à répandre la lumière sur des sujets [3] de cette nature et pour seconder leur dessein, faisons en sorte que cette discussion solennelle sur le traitement des animaux ne soit pas inutile à la perfectibilité de l’ordre social.

Première partie

Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ?

Ce n’est ni dans les mœurs, ni dans les usages des peuples qui habitent les rives de l’Indus et du Gange, qu’il faut étudier les rapports établis par la nature entre l’homme et les animaux : si ces peuples ne font pas servir les animaux à leur subsistance, s’ils ont, au contraire, pour eux les procédés les plus affectueux, s’ils les traitent, en quelque sorte, comme leurs semblables, c’est d’une part, parce que la nature libérale servirait en abondance, sous ces heureux climats, des végétaux succulents qui suffisent à la nourriture des habitants, et de l’autre, que le dogme ingénieux et séduisant de la métempsycose, qui leur fut transmis par les anciens brahmanes, leur fait placer tous les êtres vivants à peu près sur la même ligne. La vue d’un animal [4] quelconque réveille dans l’âme de l’Indien les souvenirs les plus doux, les sentiments les plus tendres : sous cette enveloppe grossière, son imagination lui fait apercevoir l’ami, le père ou l’épouse que son cœur a perdu. Comment, dans cet état pénible d’expiation et de misère, pourrait-il outrager, sans pitié, la personne qui lui fut chère ?… son zèle et ses soins ne doivent-ils pas au contraire augmenter en raison du malheur dont elle est accablée ?… S’il allait lui donner la mort ! Il commettrait un parricide… s’il osait s’en nourrir ! Il serait anthropophage… C’est ainsi que la superstition, en trompant l’Indien sur les objets de ses affections ; en lui inspirant des craintes chimériques, lui a fait perdre la connaissance de ses droits et le sentiment de sa prééminence.
Pythagore, qui ne vit dans cette doctrine qu’un moyen d’adoucir les mœurs des peuples qu’il voulait civiliser, l’introduisit en Europe où elle fit peu de progrès. La diète Pythagoricienne n’y fut pratiquée que par un petit nombre de sectateurs, en sorte que l’étude de la morale et de la philosophie n’étant point entravée [5] dans nos contrées par ce genre de superstition, l’homme éclairé par la contemplation de la nature, apprit à se connaitre et à mesurer l’intervalle immense qui le sépare des animaux. […]

[6] « L’Empire de l’homme sur les animaux est un empire légitime qu’aucune révolution ne peut détruire. C’est l’empire de l’Esprit sur la Matière, c’est non seulement un droit de nature un pouvoir fondé sur des lois inaltérables, mais c’est encore un don de Dieu par lequel l’homme peut reconnaitre à tout instant l’excellence de son être, car ce n’est pas parce qu’il est le plus parfait, le plus fort ou le plus adroit des animaux qu’il leur commande : s’il n’était que le premier du premier Ordre, les seconds se réuniraient pour lui disputer l’empire, mais c’est par supériorité de nature que l’homme règne et commande. Il pense et dès lors il est maître des êtres qui ne pensent point.

En voilà plus qu’il ne faut pour nous démontrer l’excellence de notre Nature et la distance immense que la bonté du Créateur a mise entre l’homme et la bête : l’homme est un être raisonnable, l’animal est un être sans raison et comme il n’y a point de milieu entre le positif [7] et le négatif comme il n’y a point d’Êtres intermédiaires entre l’Être raisonnable et l’Être sans raison, il est évident que l’homme est d’une Nature entièrement différente de celle de l’animal, qu’il ne lui ressemble que par l’extérieur et que le juger que par cette ressemblance matérielle, c’est se laisser tromper par l’apparence et fermer volontairement les yeux à la lumière qui doit nous le faire distinguer de la réalité… […]

[9] L’homme dans l’état de Nature ne s’est jamais borné à vivre d’herbes, de grains ou de fruits ; il a dans tous les temps, aussi bien que la plupart des animaux, cherché à se nourrir de chair… Examinons quels sont les appétits, quel est le goût de nos sauvages, nous trouverons… que tous préfèrent la chair et le poisson aux autres aliments… leur industrie dictée par les besoins de première nécessité, excitée par leurs appétits naturels, se réduit à faire des instruments pour la chasse et pour la pêche : un arc, des flèches, des filets, un canot ; voilà le sublime de leurs arts qui tous n’ont pour objet que les moyens de se procurer une subsistance convenable à leur goût et ce qui convient à leur goût convient à la Nature : car l’homme ne pourrait pas se nourrir d’herbe seule ; il périrait d’inanition s’il ne prenait des aliments plus substantiels ; n’ayant qu’un estomac [10] et des intestins courts ; il ne peut pas, comme le bœuf qui a quatre estomacs et des boyaux très longs, prendre à la fois un grand volume de cette maigre nourriture ce qui serait cependant absolument nécessaire pour compenser la qualité par la quantité. Il en est à peu près de même des fruits et des grains… ainsi l’abstinence de toute chair, loin de convenir à la nature ne peut que la détruire : si l’homme y était réduit, il ne pourrait du moins dans ces climats, ni subsister ni se multiplier ».

C’est ainsi que les lois de la nature nous ont été révélées par son sublime interprète, M. de Buffon : j’ai dû le rappeler comme servant à marquer le point fixe d’où je dois partir et afin de pouvoir en élever des vérités acquises à celles qu’il s’agit de découvrir.

Après avoir reconnu l’excellence de la Nature lumière et la légitimité de l’Empire que l’homme exerce sur les animaux ; après avoir reconnu que cet Empire de l’homme s’étend jusqu’à faire servir les animaux à son usage, à leur donner la mort à se nourrir de leur chair, ne pourrait-on pas en tirer la conséquence que cet Empire de l’homme étant absolu, la manière dont il doit traiter les animaux est arbitraire, et [11] qu’il ne peut y avoir de traitement essentiellement mauvais dont il soit obligé de s’abstenir. Eh quoi ! Dirait-on, si l’homme est naturalisé à tendre des pièges aux animaux ; à poursuivre avec le fer et le feu les habitants des forêts jusque dans leurs plus sombres retraits, à égorger l’innocente brebis, le faible agneau, le bœuf utile et laborieux pour assouvir ses appétits voraces, peut-on dire qu’il ne doit pas maltraiter les animaux ? Arracher la vie, n’est-ce donc pas maltraiter ? Peut-il donc exister des traitements plus cruels, plus barbares que ceux qui donnent la mort aux animaux les plus doux et à ceux de qui nous recevons le plus de services. D’un autre côté celui qui peut le plus ne peut-il pas aussi le moins ? De deux choses l’une ; ou il faut convenir que l’homme n’a pas le droit de tuer les animaux et de se nourrir de leur chair ou bien s’il a ce droit il a nécessairement aussi celui de les maltraiter.

Cette objection ne parait spécieuse que lorsqu’on la considère dans l’intérêt des animaux, c’est-à-dire en supposant que les animaux ont des droits naturels à raison de leurs qualités, de leurs services, de leur utilité ; et qu’il faut y avoir égard pour déterminer la manière dont on [12] doit les traiter ; ce qui n’est point exact : il me parait constant, au contraire, que l’empire de l’homme sur les animaux n’est pas moins absolu que celui qu’il exerce sur les végétaux et sur les autres objets de la Nature : que tous les êtres créés qui se trouvent à sa portée sont également soumis à sa domination ; qu’il peut user et disposer des uns et des autres selon son gré, sans craindre de blesser leurs droits, puisqu’il n’existe entre l’homme et les êtres étrangers à sa nature, aucun droit commun, aucune obligation réciproque : déplacer une pierre, arracher une plante, ôter la vie à un éléphant, sont des actes également indifférents et par conséquent licites.

Mais, d’un autre côté, l’homme a des devoirs positifs à remplir envers l’auteur de la Nature, envers lui-même, envers la Société, qui modifient son empire sur les animaux ainsi que tous ses autres droits naturels. Il manquerait à ses devoirs envers l’Auteur de la nature et envers lui-même, s’il abusait de son empire sur les animaux, c’est-à-dire s’il en usait en raison contraire de son intérêt réel et bien entendu. Il manquerait à ses devoirs envers ses semblables, si en usant de cet empire, il nuisait aux droits de la société ou à ceux de quelqu’un de ses [13] membres (a).

Celui qui blesse ou qui tue un animal domestique appartenant à son voisin, blesse le droit de propriété de ce voisin, commet une action injuste et par conséquent immorale ; mais comme la législation a établi des règles positives et suffisantes sur les atteintes portées à la propriété, il serait superflu de faire porter la discussion sur ce genre de délit, je ne m’occuperai donc des traitements qui peuvent être exercés sur les animaux.

Voilà précisément ce qui établit la distinction entre les bons et les mauvais traitements et ce qui en constitue la moralité. Or il est facile de concevoir, d’après cette explication, comment il peut arriver que des excès commis sur des animaux soient considérés comme des traitements barbares, tandis que leur mort violente n’est le plus souvent qu’un acte naturel et légitime. C’est que cette mort violente peut être utile à celui qui la donne sans offenser personne ; tandis que les excès commis sur les animaux sont presque toujours sans utilité pour celui qui en est l’auteur et néanmoins nuisibles à l’intérêt social ou individuel. […]

[17] Cependant, il faut en convenir, si les hommes n’étaient liés entre eux que par leur intérêt personnel (a), la société serait bien imparfaite : cet intérêt suffirait sans doute pour déterminer une résistance commune à un danger commun ; pour établir, parmi les membres de la société, tous les avantages, tous les secours qui pouvaient s’opérer par des échanges de propriétés, d’industrie ou de services : mais l’indigent, l’enfant, le vieillard, l’infirme qui n’auraient rien à donner en échange des secours dont ils auraient besoin, que deviendraient-ils ?… Ils périraient abandonnés. Heureusement la nature a gravé dans le cœur de l’homme le sentiment de la pitié, qui n’est autre chose que la sensibilité en action : elle supplée à l’insuffisance de l’intérêt privé, ou, pour mieux dire, elle modifie l’activité de cet intérêt ; elle inspire à chaque individu qui n’est pas dépravé une inclination vive et pressante qui l’entraîne dans l’enceinte du malheureux, auprès du berceau de l’enfant, autour du lit de douleur où gît le vieillard ou le malade, pour y apporter des soins affectueux, des secours affectifs et des consolations : si l’intérêt attache l’homme à la société, la pitié unit les individus entre eux de la manière la plus intime, en excitant les sentiments [18] réciproques de compassion, de bienfaisance, de générosité et de reconnaissance : elle forme l’un des plus doux liens de l’ordre social : elle est le germe fécond des vertus qui constituent essentiellement la morale publique.

Des écrivains célèbres ont pensé que les animaux sont susceptibles de pitié : d’autres en ont douté et ont cru que si le cri de la douleur émeut les animaux ; s’ils reculent à la vue d’un cadavre de leur espèce, la crainte et l’effroi peuvent produire ces effets ; que toutes leurs autres actions se rapportent à leur propre considération, à celle de leurs petits et à la propagation de leur espèce : quoi qu’il en soit, si quelques animaux peuvent être affectés par la pitié, il faut convenir que ce sentiment est chez eux très imparfait, ou du moins qu’ils n’en donnent que des signes très équivoques : dans l’homme, au contraire, la pitié est un sentiment vif et prononcé qui l’emporte souvent sur l’intérêt individuel et sur les passions les plus énergiques : aussi forme-t-elle un des grands caractères de supériorité de l’homme sur les animaux. […]

[19] Les progrès de la pitié sont toujours en raison directe de la civilisation ; ainsi qu’elle agit faiblement sur l’homme sauvage, elle s’altère dans l’état de barbarie, elle s’éteint dans celui de corruption : tandis que ses plus douces et ses plus fortes impressions remplissent le cœur de l’homme policé : et par cette expression d’homme policé on doit entendre celui qui est membre d’une société tellement constituée que la sureté, la liberté et la propriété de chaque individu sont garanties par de bonnes lois. Une autre vérité non moins constante c’est que la sensibilité et la pitié s’émoussent et se détruisent progressivement par le fréquent spectacle des cruautés (a)

(a) Par cruautés, j’entends toute action commise avec méchanceté, causant des souffrances ou la mort.
de quelque genre qu’elle soit : le cœur s’endurcit, le sentiment se blase et l’on passe avec rapidité de l’insensibilité à l’abrutissement. Il est aisé d’après cela de concevoir comment les traitements barbares sur les animaux concourent à altérer la morale publique, c’est cette partie de la morale qui a pour objet le maintien et l’amélioration [20] de l’ordre social. […]

[21] ce sentiment (de pitié) s’affaiblit par une longue habitude et finit par s’effacer entièrement : ainsi par exemple, le boucher qui répand ou qui voit couler chaque jour le sang des animaux n’éprouve plus aucun sentiment pénible à cette vue : mais sa moralité n’en n’est pas sensiblement altérée, parce que sa profession ne blessant aucune loi (a)

(a) La moralité de nos actions consiste uniquement dans la conformité de nos actions avec la loi.

Etant au contraire utile à la société, il conserve le sentiment de son innocence. Le boucher peut donc être insensible et dur sans être immoral ni cruel. On peut dire la même chose de ceux qui s’adonnent à la pêche, à la chasse ; et dans d’autres classes, de ceux qui se livrent à la profession de la chirurgie, ou à celle des armes. [22] L’expérience prouve encore que dans ces divers cas, l’insensibilité n’est point absolue qu’elle est seulement relative à la cause qui y a donné lieu : aussi voit-on fréquemment le chirurgien qui opère avec une sorte d’insensibilité et le guerrier qui répand le sang à grands flots au milieu des batailles, s’attendrir ensuite à la vue d’un malheureux et donner dans toutes les occasions étrangères à leur état habituel des témoignages touchants de pitié et de compassion. […]

[23] Michel de Montaigne disait à ce sujet : « les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté : après qu’on fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs ».

Il est néanmoins essentiel de remarquer que les traitements barbares sur les animaux ne doivent pas être considérés comme la cause première de la dépravation sociale : ils sont au contraire le résultat d’une corruption préexistante. Comment en effet des individus se livreraient-ils à ces traitements si le sentiment de la pitié subsistait encore dans leurs âmes ? Si la voix de la raison, celle de l’intérêt public et de leur intérêt personnel pouvaient encore se faire entendre ? La raison les empêcherait de se livrer à ces excès révoltants et dénaturés, de faire le mal pour le mal. L’intérêt ne leur permettra pas de faire des choses nuisibles au public et souvent à eux-mêmes. Quelle est donc la passion qui les subjugue qui étouffe la pitié ; qui l’emporte sur la raison et même sur l’intérêt ? C’est la cruauté. Il faut même qu’elle ait déjà jeté de profondes racines puisqu’elle rompt d’aussi fortes barrières. D’où il ressort [24] que les traitements barbares exercés sur les animaux sont plutôt les effets que la cause première de la dépravation, mais il n’en n’est pas moins vrai qu’ils intéressent la morale publique, parce qu’ils réagissent sur la société, qu’ils donnent de l’activité, du développement, de l’extension à la cruauté ; qu’ils accélèrent la dépravation et le retour à la barbarie. […]

[27] Seconde Partie

Convient-il de faire des lois à cet égard ?

Si les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent la morale publique comme je crois l’avoir établi. S’ils achèvent de détruire la sensibilité, la pitié et tous les sentiments généraux qui forment les plus doux liens de la société et le vrai fondement de la morale, s’ils excellent la corruption des peuples et leur retour à la barbarie, il n’est pas douteux qu’on doive chercher les moyens de les prévenir ou de les faire cesser.

Ces moyens ne peuvent être pris que dans la Législation (a)

J’emploie le mot Législation dans son acception la plus étendue, c’est-à-dire, comme exprimant les institutions, les lois religieuses, civiles, criminelles, et d’administration…

Parce que la législation seule renferme des remèdes efficaces pour guérir les diverses maladies dont le corps social peut être affecté.

Eh ! Comment pourrait-on douter de la puissance de la Législation à cet égard [28] ne sait-on pas que c’est à la Législation, à distribuer les châtiments, les récompenses, l’honneur et l’infamie ? (a)

Si l’on objecte que c’est l’opinion et non la loi qui dispose de l’honneur et de l’infamie ; je répondrai que lorsque la Législation est bonne, elle dirige l’opinion et dispose par conséquent de l’homme et de l’infamie. De deux choses l’une : ou l’opinion est dépravée et dans ce cas la loi doit avoir des moyens de la rectifier : ou l’opinion est bonne et dans ce cas la loi doit se trouver conforme à l’opinion.

À disposer de tout ce qui peut inspirer la crainte ou l’espérance, la terreur ou la sécurité ; de tout ce qui peut exciter, ralentir, comprimer, modifier et diriger les passions. Si elles se trouvent quelques fois entravée par l’intérêt individuel et par l’opinion publique, elle parvient insensiblement, lorsqu’elle est dirigée par d’habiles mains à tourner dans le sens de la loi, de l’opinion publique, de l’intérêt individuel et à en faire ses plus puissantes armes. […]

[30] Mais quelles dispositions législatives faudrait-il employer pour [31] remédier à cet abus ? Faudra-t-il porter des lois prohibitives, pénales, correctionnelles contre les individus qui seraient prévenus de s’être livrées à des violences contre les animaux ? Faudrait-il graduer les punitions en raison de la gravité des excès qui leur seraient imputés ? Et composer un code entier qui puisse déterminer tous les cas ? Faudrait-il encombrer les Tribunaux actuels ou en établir de nouveaux pour statuer sur cette nature de délit ? Et, comme les animaux ne peuvent ni dénoncer, ni se plaindre, ni poursuivre, le Ministère public sera-t-il obligé d’intervenir, de se constituer dénonciateur et poursuivant dans les intérêts des animaux lésés contre les hommes ? La justice sera-t-elle réduite à s’interposer entre le charretier et ses mulets ? Obligera-t-on le propriétaire à fournir une preuve judiciaire que le cheval qu’il a maltraité était rétif ? Que le chien qu’il a fait périr était enragé ? Ou bien ne pourrait-il corriger ses animaux domestiques, sans en avoir d’abord constaté la nécessité et obtenu la permission de l’officier de Police ? Bien loin de proposer des mesures aussi inconvénientes aussi absurdes, si je présumais qu’elles eussent quelques [32] partisans, j’emploierais les considérations les plus puissantes pour les combattre. Je me bornerai à en présenter ici une seule qui me parait décisive : c’est que des lois prohibitives, pénales et correctionnelles ne rempliraient point l’objet qu’on se propose.

En effet j’ai déjà remarqué que des traitements barbares exercés sur les animaux ne sont point une cause première de la dépravation des hommes ; ils sont au contraire les effets de la cruauté : il faut même que cette passion funeste ait déjà fait des progrès, c’est-à-dire qu’elle ait étouffé la pitié naturelle, la raison, qu’elle ait prévalu sur l’intérêt public et même sur l’intérêt individuel pour produire de tels résultats : mais en législation, en morale, en politique lorsqu’on veut corriger un abus, il faut attaquer la cause qui le produit : c’est donc la cruauté qu’il faut chercher à détruire. Dès qu’on sera parvenu à l’extirper du cœur des individus, on n’aura plus à craindre de voir l’abus se renouveler. […]

[34] Dira-t-on, en faveur des lois coercitives et pénales, que le premier législateur d’Athènes, Triptolème défendît de maltraiter les animaux ? Que dans la suite il fut fait encore des défenses plus expresses de [35] tuer les bœufs propres au labourage, les agneaux qui n’avaient pas donné de toison et les brebis qui n’avaient pas porté ? Que le plus auguste Tribunal de la Grèce prononça des peines très sévères contre un jeune homme et contre un sénateur, le premier pour avoir crevé les yeux à son oiseau, le second pour avoir tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s’était réfugié dans son sein ? Je répondrai d’abord qu’il était bien naturel que le premier instituteur de l’agriculture fit connaitre la nécessité de conserver les animaux utiles à la prospérité du plus précieux des arts ; mais que cette défense de maltraiter les animaux ne fut qu’un simple prétexte de moral auquel Triptolème n’attacha aucune peine (a).

(a) Les historiens ne nous ont transmis que trois des préceptes de Triptolème qui avaient été conservés à Elensis : parentes honorare, deus fructus colere ; animalia non loedere.
Porphis de abst. Lib. 4 Jounis Mursi Themis attica, cap. 1
Les prohibitions [36] qui furent faites dans la suite de tuer les bœufs, les agneaux et les brebis qui n’avaient pas porté eurent seulement pour motifs d’empêcher que la race des bœufs et celle des mouton ne s’épuisent (a)
Cum quodam tempore boves défeissent, ait philicorus, ab raritatem, longe cautum esse, ut ab illis animalibus abstinerent ; et uti non sacrificando cogerentium et abindarent… Erat vero etiam lex antiqua ut consuleretur soboli ne inter pecora, ovis intonsa, aut quaenondum peperisset montaretur. Athenens lib. 9 Paulo lib. 9 Themis attira l’ap. 17.
et non de mettre un frein à la férocité des citoyens ; la profusion dans les sacrifices avait été portée à un tel excès qu’en certaines occasions on vit jusqu’à 300 bœufs trainés pompeusement aux autel (b).
Isocrate, Areop, Tom 1

Ce fut sans doute cette profusion qui excita la sollicitude des législateurs. Quant au jugement de l’aréopage, je répondrai avec Montesquieu que : « ce ne fut point là une condamnation pour crime mais un jugement de mœurs dans une République fondée sur les mœurs » (c)

Esprit des lois

[…] [37] Pourquoi les lois prohibitives et pénales contre les duels, ont-elles produit si peu d’effet ? N’est-ce pas parce qu’on a laissé subsister le préjugé du faux point d’honneur qui en est la seule cause ? Quel succès pourrait-on attendre d’une loi prohibitive et pénale contre le fanatisme, si on ne commençait par dissiper l’erreur en propageant l’instruction ? A quoi pourrait aboutir une loi prohibitive et pénale contre la mendicité si l’on ne prenait d’abord des [38] mesures administratives pour procurer du travail aux pauvres valides et des secours effectifs à ceux qui sont dans l’impatience de travailler ; les lois prohibitives contre le célibat ont toujours été infructueuses, lorsqu’elles n’ont pas été accompagnées de mesures administratives propres à favoriser le mariage et la population (a).

Voici comment l’auteur d’Emile s’est expliqué sur ce point : « Quand Auguste porta des lois contre le célibat, les lois montraient déjà le déclin de l’Empire Romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se marier et non pas que la loi les y contraigne. Il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la construction s’élude et devient vaine, mais ce qui se fait par l’influence des mœurs et par la perte naturelle du gouvernement, car ces moyens ont seuls un effet constant. C’était la politique du bon abbé de Saint Pierre, de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur source commune et de voir qu’on ne les pourrait guérir tous à la fois. « Il ne s’agit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps d’un malade, mais d’épurer la masse du sang qui les produit tous ». Emile.

Eh bien, il en est de même des traitements barbares exercés sur les animaux indépendamment que l’application des lois pénales serait [39] impraticable ; les lois n’auraient aucun résultat si on ne remontait d’abord à la source du mal. Ces réflexions me conduisent naturellement à chercher quels sont les moyens de prévenir ou de réprimer la cruauté.

La cruauté, dit Montaigne, est toujours « L’effet de la crainte, de la faiblesse ou de la couardise ». Ces vices se trouvent en effet fréquemment réunis. Cependant, lorsqu’ils affectent la majorité d’une Nation, ou peut les considérer les uns et les autres comme les résultats de deux causes principales, l’ignorance et le défaut de liberté : l’ignorance produit communément la superstition, le fanatisme, l’oubli des droits et des devoirs ; les peuples les plus ignorants sont les plus barbares : la servitude qui en est le résultat achève de faire perdre à l’homme ses qualités généreuses, ses vertus sociales et le sentiment de sa propre dignité : autant le peuple libre est courageux, franc, humain et loyal, autant le peuple serf est lâche, perfide, barbare ; il pousse la cruauté à l’excès : les publicistes les plus célèbres n’ont eu qu’une voix sur ce point et l’histoire des peuples a confirmé [40] leur opinion (a).

Ces vérités ont été profanées à un tel point par les exagérés et les niveleurs qui ont désolé la France, qu’il faut un certain courage pour oser les rappeler ; mais j’écris pour des sages qui apprécient les mots et les choses et qui savent distinguer la Liberté qu’il faut établir…

Dissipez donc l’ignorance, projetez la lumière, multipliez les instructions libérales, augmentez le nombre des propriétaires, combinez l’administration publique, de manière que les intérêts individuels soient en harmonie avec l’intérêt général : la lâcheté, l’égoïsme, la cruauté et les autres vices de cette nature disparaitront incessamment et vous verrez bientôt toutes les vertus sociales reprendre leur heureuse influence, faire le bonheur du peuple et la gloire de ses législateurs.

[…] Améliorer n’est pas bouleverser : je ne propose aucun changement dans les bases constructives des gouvernements, car quelles que soient leurs formes, qu’ils soient républicains ou monarchiques, qu’ils se terminent [41] en plateforme, en cône-tronqué ou en pointe, ils sont institués pour faire le bien général ; ils doivent par conséquent répandre les lumières (a),
Je sais que le despotisme suit des règles opposées ; mais le despotisme est-il un gouvernement ?

Multiplier les institutions libérales, diminuer le nombre des prolétaires et faire coïncider l’intérêt des particuliers avec l’intérêt public… Toute législation qui s’éloigne de ce but est vicieuse ; proposer de la redresser n’est donc pas tenter un bouleversement. En second lieu de quoi s’agit-il en effet ? Des moyens de corriger la férocité d’un peuple, c’est-à-dire de réprimer de tout le vice le plus funeste et le plus voisin de la barbarie : les mauvais traitements exercés sur les animaux ne sont qu’un léger inconvénient de cette maladie politique, les autres effets qu’elle produit sont cent fois plus terribles. Or, pour corriger la férocité d’un peuple, il faut changer ses mœurs ; c’est-à-dire qu’il faut substituer des mœurs douces et pures à des mœurs dépravées. […]

[42]  Ainsi les ministres du culte pourront participer à la régénération des mœurs, en faisant souvent entendre la voix touchante de la morale et de l’humanité : en faisant disparaitre de nos temples ces peintures effrayantes, ces tableaux hideux de la vengeance céleste où l’on a rassemblé tout ce que l’imagination délirante des fanatiques a pu concevoir de plus atroce. […]

[44] Quant aux mesures administratives, il en est plusieurs qui peuvent aussi être employées avec succès pour adoucir les mœurs : je mets en première ligne de soustraire aux yeux du peuple tout ce qui peut lui causer des impressions trop fortes, altérer sa sensibilité et étouffer le sentiment de la pitié. Ainsi, par exemple, les combats d’animaux doivent être absolument interdits [45] par une administration sage : ces spectacles sanglants où l’on voit des animaux divers, excités par des hommes, non moins féroces qu’eux, s’attaquer, se combattre, se déchirer et couvrir l’arène de lambeaux palpitants, ne doivent plaire qu’à des tigres, les hommes ne peuvent les supporter sans éprouver une altération dans leurs facultés morales. […]

[49] Ainsi pour ramener à la civilisation un peuple devenu féroce et cruel, on peut faire concourir avec les moyens de législation précédemment indiqués quelques mesures d’administration et de police, propres à donner de l’activité aux beaux-arts et au commerce, à faciliter l’établissement des spectacles, à introduire l’usage des fêtes champêtres, de la danse, de la musique, et à favoriser les diverses habitudes qui inspirent la joie, le calme et la sérénité : mais il faut en même temps établir une surveillance sage et mesurée, afin de prévenir les excès qui sont nuisibles en toute chose ; qu’une de ces fêtes champêtres, par exemple, soit consacrée à honorer les citoyens qui se seront signalés par quelques grands traits de dévouement et de générosité envers leurs semblables ; qu’une autre fête soit spécialement destinée à célébrer [50] ceux qui seraient parvenus par des soins assidus, des procèdes économiques et de bons traitements à améliorer les races des animaux utiles, à en multiplier le nombre, à en augmenter la valeur et le produit ; que les noms des uns et des autres soient proclamés par le régulateur de ces fêtes ; qu’ils y remplissent les places d’honneur ; qu’entre autres les premier obtiennent la couronne civique et quelques distinctions temporaires ; que les autres reçoivent une prime ou quelque autre récompense ; ce nouvel aiguillon d’intérêt et de gloire excitera une heureuse émulation et concourra insensiblement à réprimer la rudesse et la férocité des individus. […]

[51] Lorsqu’on sera parvenu par de bonnes institutions, par des lois sages, par une administration paternelle, à adoucir les mœurs du peuple et à substituer aux transports des passions violentes, les tendres affections de l’humanité, on n’aura plus à craindre les traitements barbares sur les animaux, parce qu’il ne saurait y avoir d’effet sans cause. Pourquoi en effet, le paisible laboureur traiterait-il avec barbarie les bœufs qui l’aident à creuser ses sillons ? Qui pourrait le faire sortir de son caractère naturellement doux et tranquille ? Qui pourrait le porter à des actes contraires à ses plus chers intérêts ? Je fais les mêmes questions relativement au voiturier, à l’écuyer, au berger et à tous ceux qui sont dans le cas de faire un fréquent usage des animaux domestiques : l’intérêt qu’ils ont à les bien traiter est un sûr garant de leur modération ; et cet intérêt sera le mobile de leurs actions, le régulateur de leur conduite, toutes les fois qu’ils ne seront pas agités [52] par les fureurs de la cruauté ! Tout se réduit donc à guérir cette maladie de l’âme ; j’ai tâché d’établir que la législation fournît de puissant antidotes et de nombreux remèdes pour opérer cette guérison et il ne me reste plus qu’à répéter, en finissant, cette touchante exhortation qu’Helvétius adressait aux législateurs : « O vous à qui le Ciel confie la puissance législative, que votre administration soit douce, que vos lois soient sages et vous aurez pour sujets des hommes humains vaillant et vertueux ! Mais si vous altérez ou ces lois ou cette sage administration, ces vertueux citoyens mourront sans postérité ! Et vous n’aurez près de vous que des méchants, parce que vos lois les auront rendus tels. L’homme indifférent au mal par sa nature, ne s’y livre pas sans motifs. L’homme heureux est humain, c’est le lion repu ».