13. Dissertation 13

Nom et adresse manquent.

Commissaires :
Le Bureau : Garran, La Révellière-Lépeaux, Dupont (Denemours), 
Toulongeon, Silvestre de Sacy.

Servare modum, Lucan. Lib. 2

Cet ancien Législateur à qui l’on reprocha sa sévérité jusqu’à dire que ses lois étaient écrites avec le sang, Dracon, avait ordonné l’appareil du châtiment contre les objets matériels qui blessaient un citoyen. Le magistrat d’Athènes prononçait un jugement contre la pierre, le bois, le fer ou tout autre instrument du délit[1].

Toutes les fois que le coupable restant [4] inconnu échappait à la punition. Dracon espérait sans doute que cette solennité judiciaire inspirerait un plus grand respect pour la dignité de l’homme : il fit mieux encore, il voulut que ce roi de la Nature apprît à se respecter et les mêmes lois recommandèrent de ne pas nuire aux animaux.

Un peuple que sa haute Antiquité, sa morale, sa législation et ses vertus privées ont rendu à la fois célèbre et intéressant, les Chinois, ont divers préceptes en faveur des animaux : le plus remarquable est peut-être celui qui, arrêtant l’abus de la victoire même à l’égard des rebelles, défend au guerrier de nuire aux six sortes d’animaux domestiques[2].

Moïse a plus d’une fois averti [5] son peuple d’accorder des secours et des soins aux animaux, mais peut-être est-il permis de regretter que cet illustre Législateur ait eu seulement en vue l’avantage de conserver aux Israélites l’animal qui était leur propriété. Ses préceptes exigent que l’Hébreu ramène à son frère hébreu le bœuf perdu ou la brebis égarée, mais ils semblent autoriser le refus des mêmes secours envers l’animal qui est la propriété d’un étranger, d’un infidèle[3] […] [6] La plupart des législateurs ont jugé que la société peut se ressentir des habitudes violentes ou cruelles que l’homme contracte envers les animaux et l’ont invité à ne pas se dégrader par des traitements barbares envers eux, ni même par le refus des secours que leur état ou leurs besoins réclament de sa pitié. […]

[7] Examinons aujourd’hui jusqu’à quel point les traitements barbares que l’homme se permet envers les animaux blessent la morale publique ; et s’il conviendrait de faire des lois à cet égard.

[8] Première partie
Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ?

[…] La morale publique est bien moins le résultat de la vertu réelle que celui de l’idée de vertu que le plus grand nombre des citoyens accorde ou refuse à certaines actions. Telle coutume qui offense la [9] morale publique chez un peuple est secondée ailleurs de toute l’autorité de cette morale. Lorsque le sauvage se nourrit sans répugnance et sans remords de la chair de son ennemi vaincu, il n’offense pas la morale publique : de même des peuples anciens et modernes ont attaché des opinions de générosité ou d’honneur à offrir à l’étranger voyageur la couche hospitalière de leurs femmes ou de leurs filles. On cite une foule de coutumes de lois qui blessant selon nous, les droits de la nature, les sentiments de la vertu et les règles de la décence, ne sont pas reprouvées toutefois par la morale publique des peuples chez qui on les trouve établies ou accréditées. […]

[11] Je dirai même plus : une expérience constante n’a-t-elle pas convaincu le philosophe observateur qu’il existe dans la société des emplois et des professions dont l’expérience influe dangereusement sur l’homme ? Pourquoi le dissimuler ? Il est telle classe de citoyens que l’habitude de leur profession rend nécessairement plus féroces, plus sanguinaires que les autres.

[12] Et quand on étudie l’histoire des scélérats qui se sont rendus malheureusement célèbres par des crimes atroces, ne trouve-t-on pas souvent que jeunes encore, leur barbarie envers les animaux innocents préludait à la férocité à laquelle ils se sont livrés ensuite contre leurs semblables ? […]

[13] Au contraire, si nous nous familiarisons avec des habitudes cruelles et injustes, même envers des animaux, nous nous préparons à devenir injustes et cruels [14] envers nos semblables.

Pour déterminer jusqu’à quel point les traitements barbares envers les animaux intéressent la morale publique, examinons quelles sont les sortes de ces traitements et quels peuvent en être les motifs.

Je remarque trois sortes de traitements barbares envers les animaux. Et je trouve trois sortes de motifs.

Tuer les animaux.
Les mutiler ou les blesser.
Les maltraiter ou les frapper.

C’est à ces trois genres que se rapportent les traitements qu’on peut reprocher à l’homme envers eux. Il est porté à ces actes plus ou moins injustes et immoraux

[15] par nécessité ou utilité,
pour son amusement ou son plaisir,
par violence ou méchanceté.

C’est en comparant les actes et les motifs que nous pourrons résoudre la question. […]

[16] Reconnaissons dans l’homme le maître des animaux. Il a contre eux et sur eux des droits dont sa raison borne l’usage, mais est-il tenu envers eux à quelque devoir ?

Quand l’homme commande à l’homme, il existe entre le maître d’une part et l’esclave ou le sujet de l’autre, une foule de rapports et de devoirs fondés sur les lois de la nature. Ces lois atteignent le despote comme l’esclave. Il se forme entre eux un pacte exprès ou tacite et toujours avoué par la nature. Ce pacte leur impose une réciprocité de devoirs, quoique dans une proportion différente. Mais entre l’homme qui subjugue un animal et cet animal soumis au frein ou apprivoisé, existe-t-il des rapports d’où dérivent des devoirs ?

[17] J’oserai soutenir que non. L’idée de devoirs suppose toujours une loi ou obligation naturelle et une convention soit expresse soit tacite qui a modifié la loi naturelle. Et certes entre l’homme et l’animal quelle serait la loi de la nature ? Quelle serait la convention tacite ou positive ? Il n’en existe et n’en peut exister davantage qu’entre l’homme et l’arbre qu’il a planté[4].

[…] [19] Reconnaissons donc que l’homme est le maître absolu des animaux et qu’il n’est soumis envers eux à aucune espèce de devoir. Et, s’il en était autrement, si nous trouvions dans nos cœurs ou dans nos opinions l’idée de quelque devoir envers ces esclaves de notre puissance, comment [20] verrions nous de sang-froid celui qui s’arme pour déclarer la guerre aux paisibles habitants des forêts ? Comment oserions-nous aussi nous armer contre eux, ou enfoncer le couteau impitoyable dans le sein palpitant de la volatile domestique qui a si souvent reçu nos caresses et béqueté la nourriture que nous lui offrions nous-mêmes ? Qui oserait être le complice ou seulement le témoin de la mort de ce tendre agneau qui lâche la main sanglante levée pour l’immoler ou de la brebis timide qui, pour prix de quelques soins, nous a si longtemps nourris de son lait et habillés de sa toison ? Ne croyons pas que la force de l’habitude, la routine du préjugé, le défaut de réflexion soient les causes de notre tranquille [21] indifférence pour ces actes cruels : il existe dans nos cœurs, comme dans nos opinions, un principe qui nous rassure en nous avertissant sans cesse que les animaux ont été créés pour l’homme, que l’homme n’est tenu à rien envers eux, et que toutes les fois qu’il se respecte en usant de sa supériorité et de sa puissance, il ne saurait être blâmé de les immoler à ses besoins et même à ses plaisirs. En effet, il faut admettre comme un principe incontestable que la nécessité de se nourrir, de se vêtir, l’utilité enfin que l’homme retire de la mort des animaux, établit un droit légitime et que ses procédés pour jouir de cette utilité, quelque cruels qu’ils soient, [22] ne sont point injustes ni conséquemment réputés barbares : dès lors ils n’intéressent pas la morale publique. […]

[24] L’aveu m’en coute, mais il m’échappe, les principes que j’ai précédemment établis trouvent ici leur application. Ô honte ! Ô corruption des mœurs ! L’homme exerce des actes de barbarie et il ne scandalise pas la morale publique ! Mais laissons à la nature même le soin de punir ces outrages cruels ; les victimes de la voracité et de la sensualité de l’homme ont des vengeurs : les bêtes féroces le traitent quelques fois avec autant de barbarie qu’il traite lui-même les [25] animaux, mais elles ne suivent qu’un instinct cruel et irrésistible, tandis que l’homme s’applaudit de sa raison et devient barbare par le plaisir qu’il trouve à l’être. […]

[27] Mais est-ce par des lois qu’on peut et qu’on doit y remédier ?

[28] Seconde partie
Conviendrait-il de faire des lois au sujet des traitements barbares exercés envers les animaux, quand ces traitements intéressent la morale publique ?

[29] […] La loi ne saurait être utile et ne [30] doit pas être publiée si le magistrat ne tient à sa disposition les moyens efficaces et irrésistibles de la faire exécuter. Toutes les fois qu’elle peut être combattue par l’opinion ou éludée par la mauvaise foi, toutes les fois que son application devient difficile ou dangereuse, il vaudrait mieux que la société n’ait pas cette loi. Compromettre en vain sa puissance, habituer les infracteurs à l’impunité est un malheur beaucoup plus grand que l’absence de la loi. L’inexécution d’une seule loi fait l’avilissement de toutes les autres.

Le législateur sage promulgue seulement celles qu’il est certain de [31] faire exécuter. Cette certitude repose sur les moyens coercitifs du gouvernement qui est la force agissant de la loi, et sur la facilité à l’appliquer aux cas pour lesquels elle est faite.

En indiquant quelle sorte de traitements barbares intéressent la morale publique, j’ai observé que la nature de ces délits étant la même que celle des délits qui offensent l’honnêteté, la pudeur etc. le Législateur pourrait prononcer les mêmes peines. Il serait inutile d’insister pour démontrer l’analogie des cas.

[32] Mais le Législateur doit-il prononcer des peines contre les citoyens qui se rendent coupables de traitements barbares envers les animaux ?

Je soutiens que ce serait de sa part une erreur grave et dangereuse. Il aurait à lutter contre l’opinion des citoyens et peut-être contre l’indulgence des Ministres mêmes des lois. La difficulté de classer d’une manière précise et de caractériser les genres de délit, la difficulté plus grande encore de constater légalement chaque délit particulier, seraient des inconvénients peut-être insurmontables.

[…] [34] Mais non, je me trompe, l’opinion adopterait la loi, le magistrat aurait la volonté de la faire exécuter ; examinons comment il y réussirait.

Le Législateur aurait-il pu indiquer précisément les diverses circonstances qui se rencontrent inévitablement dans les traitements barbares envers les animaux ? Aurait-il pu apprécier la cause et le but de ces traitements, la raison de nécessité, d’utilité ou d’agrément que leur auteur se proposait, l’intention quelconque qui les aggrave ou [35] les justifie ?

Quelques fois pour apprendre à connaître le corps humain, un studieux et courageux scrutateur de la nature porte sur des animaux encore vivants un scalpel dont chaque coup, en leur causant des douleurs horribles, prépare peut-être des observations utiles qui épargneront des douleurs à l’homme lui-même. L’utilité de ces actes de barbarie envers l’animal les excuse et fait même applaudir celui qui se dévoue à les exécuter. Comment jugerait-on qu’un acte beaucoup moins cruel que l’ignorant aurait hasardé dans sa grossière et indiscrète curiosité, [36] a été commis dans des circonstances qui méritaient un châtiment ?

D’ailleurs la difficulté de constater le délit envers des animaux serait bien plus grande que quand il s’agit de délit d’homme à homme. […]

[39] Rappelons-nous qu’il existait chez les Grecs une loi ( Dion Chrysostome orat XV) qui permettait l’accusation [40] contre le citoyen qui faisait à un autre citoyen le reproche public de quelque action honteuse dont la connaissance offensait les mœurs.

Et dans les usages de notre Législation, n’avait-on pas soin de dérober souvent, aux regards de la multitude, les débats scandaleux des époux qui étaient forcés de s’accuser ou de se justifier dans le sanctuaire de la justice ?
[…] [41] La première fois qu’un jugement solennel condamnerait le citoyen qui se serait permis un acte barbare envers les animaux et qu’on punirait pour avoir offensé la morale publique, ne pourrait-il pas répondre aux Magistrats : « Est-ce en m’avalisant à mes propres yeux et aux yeux de mes concitoyens, que vous espérez me ramener au respect des mœurs ? Vous punissiez en moi un acte de barbarie, mais cet acte, s’il offense la morale publique n’est du moins l’effet que d’un instant d’erreur : cet acte était irréfléchi et mon cœur l’avait déjà condamné avant que votre sévérité et [42] vos poursuites m’eussent averti que j’avais commis un délit ; et cependant vous qui gouvernez et jugez les autres citoyens, avez-vous fait pour la morale publique tout ce que les devoirs de votre rang exigeaient, tout ce que le peuple dont vous tenez vos pouvoirs avait droit d’attendre de ses mandataires ? Les avenues de vos palais sont décorées de statues lascives d’où l’homme de bien détourne ses regards pour n’y pas voir des signes et des monuments de corruption publique. Ce luxe immoral qui entoure vos superbes demeures contribue bien plus que mes faibles torts, à l’avilissement des mœurs.

[43] Ces sales et obscènes nudités irréparablement dangereuses aux yeux de l’infâme, honteusement révoltantes pour tous les sexes et pour tous les âges, vous accusent d’un scandale permanent et réfléchi. Ce scandale est votre délit de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instants : renoncez à vos lois sévères, donnez des exemples constants de vertu et de bonnes mœurs, et alors vous aurez moins à gémir sur les fautes du peuple, vous aurez moins de délits à poursuivre et moins de peines à infliger.

Et moi j’ajouterais : « Non, ce n’est point par des lois nouvelles et en augmentant la classe des délits que vous parviendrez à rétablir la morale publique et à réprimer [44] les causes qui y portent atteinte.

Emparez-vous de bonne heure du cœur des jeunes citoyens à la faveur d’une sage et heureuse éducation, prohibez à tous les citoyens, et surtout à l’enfance, ces spectacles vraiment barbares dont l’amusement consiste à voir frapper, mutiler les animaux ; protégez la morale religieuse, ce puissant supplément des lois et vous formerez aisément des citoyens probes et vertueux, contre lesquels vous n’aurez pas besoin d’invoquer la sévérité des anciennes lois, et moins encore d’en faire de nouvelles.

Notes:

[1]  Plutarc in Sol.
Demoscr in aristocrat
Les prytanes étaient chargés d’instruire le procès à Pausanias.

[2]  On lit dans les cinq articles de Se-ma-fa : « quand vous serez entrés sur les terres qui sont sous la domination du rebelle… vous ne marcherez point à travers les terres où il y a du riz… vous n’abattrez pas les arbres qui portent du fruit… vous ne nuirez pas aux six sortes d’animaux domestiques ». Mémoires pour l’histoire des sciences, ch. 7, p. 239.

[3]  Non videbis bovem fratris tui out ovem errantem et prateribis, sed redimes fratri tuo… si inveneris eam, ne negligas quasi Olienaur.

[4]  C’est faute d’avoir déterminé les différences de la vocation naturelle de l’homme et des animaux, que Porphyre, répétant les principes de l’école pythagoricienne, égale le meurtre des animaux au meurtre des hommes qui n’auraient pas mérité la mort. Porphyre, De l’abstinence.