11. Qu’ils soient vos serviteurs et non pas vos esclaves

Dissertation 11, auteur demeuré anonyme.

reçu le 13 messidor an. XI

Qu’ils soient vos serviteurs et non pas vos esclaves

Discours

Les animaux occupent sur la terre un plus grand espace que le genre humain, ils peuplent l’air, les eaux et le continent. Ils sont les souverains des îles où l’homme n’a point encore imprimé ses pas. Il en existe sur les glaces de l’Océan, aux bornes inconnues du monde ; et c’est là peut-être qu’ils coulent les jours les plus heureux. A mesure qu’ils approchent de nous, ils deviennent défiants, inquiets ; ils perdent la sécurité sans laquelle il n’est point de bonheur véritable, ils fuient la présence de l’homme et s’avertissent de son approche, comme de celle d’une bête féroce. En effet, sous la main de ce maître cruel, que n’ont-ils pas à redouter ! Ils sont [2] les victimes continuelles de ses caprices, de ses passions, de ses jeux, de ses institutions, de ses espérances et de ses besoins.

Il fallut sans doute au commencement de toutes choses leur disputer l’empire de la terre, la purger des monstres qui l’infestaient, s’opposer à la fécondité des espèces inutiles, incommodes, voraces ou cruelles, multiplier celles qui promettaient un plus grand nombre d’avantages et achever le superbe ouvrage de la création. Ces grands travaux sont presque terminés. Les bêtes féroces sont reléguées dans les forets et les déserts dont ils augmentent l’horreur ; d’utiles quadrupèdes couvrent nos campagnes ; nous sommes enfin possesseurs des plus beaux climats que le soleil éclaire et où nous n’avons que les hommes à craindre. Pourquoi donc serions-nous les oppresseurs de ces divers peuples d’animaux bienfaisants [3] sur lesquels nous régnons et que nous avons nous-mêmes choisis, pour être nos hôtes et les compagnons de nos travaux ?

Il est certain qu’une conduite cruelle envers eux doit avoir sur les mœurs des hommes une dangereuse influence. Ainsi l’a jugé une société de savants illustres qui demandent jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique et s’il convient de faire des lois à cet égard. Je tacherai de reproduire à ces questions dans cet ouvrage où, je l’avoue, il ne sera que trop facile d’établir des paradoxes et de se répandre en vaines déclamations. Heureux l’écrivain sage qui évitera ces écueils ! Heureux, si en peignant les tableaux touchants que ce sujet offre à ses pinceaux, il sait, à l’exemple d’Orphée, adoucir les mœurs des hommes ! Plus heureux, s’il apprend lui-même à devenir plus sensible et plus humain !

[4] Première partie

Je ne mets point au nombre des traitements barbares exercés sur les animaux, l’esclavage auquel ils sont réduits, les travaux qui sont proportionnés à leurs forces, la mort même qu’ils subissent lorsqu’elle est utile et douce autant qu’elle peut l’être. Je considère comme des traitements barbares le refus de la nourriture dont ils ont besoin, les travaux excessifs dont ils sont accablés par un maitre avare et dur ; les coups, les blessures qu’ils ont reçus, pour qu’ils soient forcés à précipiter leurs pas déjà trop rapides, ou à porter des fardeaux sous les poids desquels ils succombent ; les supplices que la méchanceté et la maladresse leur font souffrir en les tuant ; les combats [5] sur l’arène où leurs rugissements, leurs fureurs, les flots de sang qui ruissellent de leurs plaies, servent de spectacle à des peuples barbares ; en un mot toutes les cruautés qui ne sont point commandées par les besoins et l’utilité du genre humain.

Quoique ces actions ne soient pas criminelles, et qu’aucune loi ne les punisse, cependant elles produisent, à force d’être répétées, des habitudes vicieuses, des mœurs barbares dont nous-mêmes nous sommes avertis par un sentiment naturel : car il n’est personne qui puisse retenir son indignation, à la vue des hommes qui se jouent de la nature animale et qui croient pouvoir la fouler aux pieds comme des corps bruts et des végétaux insensibles. Il n’est personne qui ne craigne leur société, qui ne les haïsse sans les connaitre. En effet il est impossible qu’ils ne soient pas ingrats, impérieux, impitoyables et cruels envers leurs semblables, comme ils le sont à l’égard des animaux, [6] […] Quelle serait notre faiblesse, si nous étions privés de ces machines vivantes et dociles qui, dirigées par nous, augmentent si prodigieusement notre puissance et nos forces ! Ici nous avons à surmonter l’inertie et la pesanteur énorme de la matière. [7] Là, nous avons à parcourir des espaces dont l’immensité nous effraie et à gravir la hauteur escarpée des montagnes, le cheval, le chameau, l’éléphant, le renne et le lama nous prêtent leurs secours, avec eux nous franchissons les distances et nous transportons au loin, les plus lourds fardeaux. Des bras d’Hercule ne suffiraient point à nettoyer les herbes nuisibles, touffues, qui couvrent la surface des campagnes. Le bœuf présente au joug sa tête docile et avec le soc tranchant de la charrue qu’il traîne à pas tardifs, il parvient à briser, à retourner la terre et la dispose à recevoir l’utile semence qu’y jette le laboureur. Les chiens actifs et fidèles conduisent et gardent nos troupeaux. Nos guides à la chasse, ils nous rendent facile la conquête des oiseaux et des quadrupèdes. La nuit, sentinelles assidues, ils protègent notre sommeil et par leur vigilance, ils écartent de nos habitations les malfaiteurs et les bêtes féroces.

[8] Les avantages que les animaux nous procurent ne se bornent point aux services que nous en recevons. Ce sont eux qui possèdent la source intarissable de ces ruisseaux de lait dont le genre humain est abreuvé et qui, reproduit sous mille formes, est toujours agréable et salubre. Les mets exquis, les fruits délicieux, dont nos tables sont couvertes sont les produits de leur fécondité et des fertiles engrais qu’ils nous ont donnés. Nous leur devons tout, jusqu’aux vêtements, ces voiles de la pudeur qui en servant de parure à l’homme le défendent contre l’intempérie des saisons.

Les animaux qui procurent ces biens méritent sans doute la reconnaissance des hommes. C’est le sentiment qu’inspirent les bienfaits. On ne peut les recevoir sans chérir la main qui les donne, sans désirer une occasion prochaine de les reconnaitre. Peut-on même se [9] défendre d’une sorte d’affection à l’égard des êtres insensibles à qui nous avons dû quelques moments de bonheur ? Qui de nous ne revoit pas avec plaisir les arbres, à l’ombre desquels il a goûté le repos, et dont les fruits l’ont désaltéré dans les jours brulants de l’été ? Ainsi, quiconque maltraite des animaux qui font sa richesse et sa force commence par résister à son cœur, il étouffe les plus doux sentiments de la nature et fait, sans y penser, l’apprentissage de l’ingratitude. […]

[10] Ce n’est pas qu’il soit nécessaire d’imiter la stupide idolâtrie que le Bramine et les Banians conservent pour eux. On ne leur doit qu’un bonheur subordonné à celui de l’homme et relatif à l’état d’infériorité où la nature les a placés : mais bien loin qu’on leur accorde ce modique salaire de leurs services, c’est toujours sur les animaux bienfaisants, sur les amis de l’homme que tombent les traitements cruels ; ce sont eux qu’on attèle à des chars qui sont trop pesamment [11] chargés. […]

[12] Ce serait un prodige si, par cette conduite cruelle, l’ingratitude ne devenait pas une habitude de l’âme pour la plupart des habitants de la campagne qui ont un grand nombre d’animaux sous leur domination, si ce vice même ne se communiquait point aux habitants des villes ; car s’ils ont avec les animaux des rapports moins fréquents, il est toujours impossible qu’ils ne soient pas témoins des traitements qu’ils endurent. Depuis le lever de l’aurore jusqu’au retour de la nuit, nous entendons l’air retentir des coups qui leur sont appliqués.

Quelques fois nous les voyons trempés de sueur et couverts de poussière, tomber de lassitude. Souvent nos regards sont frappés par l’excès de leur maigreur, par les cicatrices dont leur peau est hérissée, ou par les blessures vives qui rougissent leurs flancs. Ces tableaux nous poursuivent partout, dans les villes et dans les campagnes : d’où il résulte [13] que nous assistons tous les jours à un spectacle d’ingratitude qui nous montre des créatures, aux bienfaits desquels nous avons la plus grande part, immolées sans cesse aux intérêts d’un maître barbare. Faut-il ensuite s’étonner si, le genre humain étant divisé en deux portions, dont l’une donne à l’autre des leçons continuelles d’ingratitude, ce vice soit universel ? […]

[14] Tous ceux qui maltraitent les animaux voudront repousser ce reproche d’ingratitude et diront sans doute qu’ils peuvent être sensibles aux services de leurs semblables et croire ne devoir aucune reconnaissance à des beautés, nées leurs esclaves, sur lesquelles la nature leur a donné droit de vie et de mort et qui sont forcées de les servir. Et moi je leur répondrai : si vous parlez avec ce mépris cruel des animaux que vous avez élevées, qui vous accompagnent et vous soulagent dans vos travaux, qui habitent avec vous sous les mêmes toits, qui vous sont attachés et s’obstinent à vous suivre malgré les maux que vous leur faites éprouver, vous ne pouvez plus entendre le langage du sentiment et l’ingratitude a jeté dans vos cœurs des racines profondes. Vous trouverez aussi des raisons pour vous dispenser de la reconnaissance envers les hommes : vous direz que les grâces qu’ils vous auront accordées, [15] ne leur ont coûté qu’un mot, un simple acte de leur volonté, qu’ils ont cherché leur propre intérêt dans votre élévation qui les a honorés ; et ce sont eux que vous chargerez du poids de la reconnaissance. D’ailleurs l’expérience a prouvé qu’on ne se conduit pas autrement avec les hommes qu’avec les animaux. Caton le censeur vendait ses esclaves et ses bœufs lorsque la vieillesse commençait à les affaiblir, au lieu que le bon Plutarque n’aurait pas voulu pour tout l’or du monde se défaire d’un bœuf qui eut vieilli en labourant ses terres ; et à plus forte raison, ajoute-t-il, ne pourrais-je me résoudre à renvoyer un vieux serviteur qui, chassé de ma maison comme de sa patrie, ne trouverait plus ailleurs ses anciennes habitudes, ni sa manière de vivre ordinaire.

Sous le gouvernement paternel du sage qui pensait ainsi, l’esclave coulait des jours heureux et remplissant avec fidélité ses devoirs qu’il aimait, il rendait grâces aux dieux d’être né. Une domination trop [16] sévère ne fait pas seulement le malheur des hommes qui lui sont soumis, elle étouffe leur émulation et les avilit. Ils deviennent craintifs, fourbes, hypocrites. Le front courbé vers la terre, ils n’élèvent leurs regards vers le ciel que pour accuser la Providence qui paraît les avoir abandonnés.

La loi ne peut pas régler toutes les actions humaines, elle ne peut pas se placer sans cesse entre le maître et les serviteurs et lui prescrire la modération. C’est à nous-mêmes à mettre des bornes à notre puissance, à suivre plutôt les inspirations de la bonté que les règles d’une justice rigoureuse : grande maxime qui fait le bonheur des hommes, soit qu’ils commandent, soit qu’ils obéissent, mais qui ne sera point observée par celui qui abuse de son empire sur les animaux. Comme rien ne borne son pouvoir sur ces esclaves muets dont il n’a point à redouter la vengeance, [17] parce qu’ils ignorent leurs forces, il ne suit avec eux que les lois de son caprice, fatiguant leur soumission lorsqu’ils sont dociles ; l’exigeant avec violence lorsqu’ils la refusent ; voulant toujours être obéi quels que soient les obstacles ; employant pour se faire craindre les expressions de la brutalité et les accès de la fureur.

[…] Voilà pourquoi il n’est peut-être pas d’état plus misérable que celui de la [18] servitude dans les campagnes. En quoi le malheureux réduit à ce triste sort diffère-t-il des bœufs qui tirent la charrue, et des chevaux qui charrient les moissons ? En ce que leur maître commun le ménage moins que des animaux qui lui appartiennent et dont il craint la perte. Oh combien de fois, assis sur les bordes de la Seine, j’aimais à considérer les campagnes qu’elle arrose et arrêtant mes yeux sur l’astre du jour qui, prés de finir sa course, allait se lever triomphant sur des mondes nouveaux pour les éclairer, je le comparais au juste arrivé au terme de sa course, regretté des peuples dont il était la lumière et l’exemple, déjà tournant ses regards vers le séjour de la gloire où ses vertus l’appellent ; j’étais tout-à-coup distrait de ces pensées [19] par des cris menaçants par des paroles injurieuses que les échos des montagnes répétaient et que je croyais adressées par un laboureur à des animaux indociles : j’étais toujours surpris qu’il proférât ces violentes apostrophes contre une villageoise timide que sa jeunesse seule rendait intéressante. Alors s’évanouissent et la volupté de mes rêveries et les sensations délicieuses que produit sur une âme paisible le soir d’un beau jour et je ne pouvais m’empêcher de souhaiter des mœurs plus douces aux habitants de ces fertiles campagnes. […]

[21] De-là, le danger de maltraiter les animaux, puisqu’on s’habitue à voir, à exciter de continuelles douleurs, à résister aux murmures de la pitié qui s’oppose à ces violences ; danger d’autant plus grand que les animaux auront avec l’homme plus de ressemblance ; danger par conséquent inévitable, lorsque ces traitements cruels tombent sur les quadrupèdes domestiques : car ils manifestent leurs souffrances par les même signes que nous exprimons les nôtres. Ils soupirent, ils gémissent, ils jettent des cris ainsi que nous. Toutes les affections douloureuses se peignent dans leurs yeux comme dans les nôtres. La fatigue, la faim et les coups font sur leurs corps les mêmes [22] impressions que sur le nôtre. S’il est vrai que la nature leur refuse le don des larmes et de la parole qu’elle nous accorda, qui ne sait que les douleurs muettes sont toujours les plus vraies et les plus éloquentes ? Est-il rien de plus énergique que le silence du cheval dont les forces sont épuisées, et qui se laissant tomber au milieu des chemins, abandonne son corps aux fouets de ses conducteurs auxquels il semble dire : « Frappez, donnez-moi la mort. Je la préfère à la nécessité de servir des maîtres aussi cruels que vous ». […]

[23] C’est ainsi que l’homme se déprave, en perdant les qualités précieuses dont la nature l’avait orné. Quel présent elle lui donna dans la faculté qu’il avait de s’intéresser au sort de ses semblables ! La pitié répandait sur son visage la touchante expression de la douceur. Il se laissait fléchir et désarmer par la prière, il trouvait de la volupté à mêler ses larmes aux larmes des infortunés. Il était humain, sensible et [24] bienfaisant. Que sont devenues ces aimables vertus, depuis que la pitié s’est exilée de son cœur ? Il a cessé d’être homme, il n’est plus que le premier et le plus terrible des animaux féroces. Il en a les forces et le regard farouche. Il fera servir la puissance formidable dont il jouit, les armes meurtrières que son génie inventa, à porter avec lui la désolation et la mort.

En effet, tout doit faire craindre que n’étant plus retenu par la pitié, il ne se livre à la cruauté ; passion funeste qui vit de carnages et de meurtres, qui cherche toujours des aliments à dévorer et qu’il est impossible d’assouvir ; passion qu’on trouve chez les sauvages et les peuples policés à toutes les époques de leur civilisation, qui se concilie même avec des mœurs efféminées, qu’un instant peut faire naître et qu’ont souvent allumées [25] les traitements barbares exercés sur les animaux. […]

[26] Les combats des animaux furent chez les Romains les premiers spectacles où le sang coula ; ensuite des athlètes se mesurent avec des bêtes féroces à qui des chaînes ôtaient une partie de leurs forces. Sylla, pour augmenter la terreur les déchaîna. Elles furent bientôt remplacées par les gladiateurs qui, d’abord couverts d’un vêtement, privaient les spectateurs de l’horrible plaisir de voir couler le sang. Ils combattirent nus. Ce spectacle ne se donnait qu’en public. Les Romains, à l’exemple des Campaniens voulurent en jouir dans leurs fêtes particulières, où couronnés de fleurs et couchés sur des lits somptueux, ils aimaient à repaitre leurs regards des dernières soupirs de l’homme mourant.

Un peuple, dont l’histoire célébra quelques fois la douceur parvint donc insensiblement jusqu’à voir avec volupté des spectacles atroces auxquels il est impossible de penser sans frémir, [27] et il fut conduit à ce degré de férocité par une seule coutume qui était barbare, il est vrai, mais dont la cruauté ne tombait que sur de vils animaux. Car si des historiens ont pensé que les combats des gladiateurs prirent naissance de l’ancien usage d’immoler des prisonniers de guerre, c’est qu’ils n’ont pas remonté à la première de toutes les causes. Je crois pour l’honneur du genre humain que si le sang des animaux n’eut pas coulé dans le Cirque et sur les autels des dieux, jamais on n’eut sacrifié des victimes humaines autour du bûcher des héros, jamais on n’eut donné en spectacle le meurtre des hommes. Je crois qu’il n’eut pas même été possible d’en concevoir l’abominable idée et que, si elle se fut présentée à quelque cannibale dont les sociétés policées ne sont point exemptes, il n’eut osé la proposer, ou que s’il eut eu cette audace impie, il l’eut expiée au milieu des supplices : mais si tôt que [28] l’âme fut habituée aux émotions violentes causées par les combats sanglants des animaux, elle éprouva bientôt le besoin de spectacles terribles. Déjà celui des tigres et des panthères, s’entre-déchirant les entrailles, n’eut plus le pouvoir d’assouvir la soif du sang dont le peuple était dévoré. Il désira des victimes plus nobles, un sang plus précieux ; il fallut celui des hommes. Ce fut ensuite le seul qui coula sur l’arène et les animaux furent vengés. […]
[30] Il serait sans doute à désirer que ce ne fut pour aucun de ces motifs que les animaux fussent traités avec douceur, mais qu’à l’exemple des femmes, on y fut excité par les inspirations d’un cœur sensible. En effet soit que, faibles et dépendantes comme eux, elles aient pitié d’un sort qu’elles partagent ; soit qu’en les aimant, les femmes ne craignent ni la censure ni les malheurs de l’inconstance, elles protègent les animaux et font éclater avec toute la confiance de la sécurité, l’affection qu’elles sentent pour eux. Leur parlent-elles ? Il n’est pas possible d’entendre une voix plus douce, de voir un sourire plus gracieux, des yeux plus animés, des gestes plus expressifs. Elles les appellent de mille noms charmants qu’elles inventent. Elles se livrent avec eux aux jeux les plus folâtres qui sont toujours [31] terminés par d’innocentes caresses qu’elles prolongent à dessein, lorsqu’elles sont aperçues des hommes. Il semble qu’elles voudraient leur apprendre comme ils doivent se conduire avec des êtres faibles et sensibles. Il faut avouer que leurs aimables leçons ne sont pas toujours perdues et qu’elles ont adouci l’empire des hommes sur les animaux.

Il est donc vrai qu’une conduite cruelle envers eux enfante des mœurs barbares, les renforce et qu’elle en prolonge la durée. Puisqu’on a dû se proposer dans la formation des sociétés, le bonheur des membres qui les composent ainsi que leur perfection morale, tout législateur doit combattre et détruire, s’il est possible, une cause qui les empêche de recevoir ces grands bienfaits de la vie sociale. Mais peut-il réprimer les cruautés qu’on exerce sur les animaux ? Lui convient-il de faire des lois à cet égard ? Quelle doit être sa conduite politique ? Voilà de nouvelles questions qui naissent du sujet que j’ai traité, auxquelles il importe de [32] répondre et dont la solution sera écouté avec intérêt tant que la douceur, la reconnaissance et l’humanité, seront honorées des hommes.

[33] Seconde Partie

L’histoire a conservé deux jugements de l’Aréopage par lesquels il fit mourir un enfant qui avait crevé les yeux à des cailles, et un aréopagite qui avait tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s’était refugié dans son sein. L’illustre Montesquieu est, dans la postérité, presque le seul que ces jasements n’aient pas étonné. Il les justifie, en disant qu’il ne s’agit ici que d’un jugement de mœurs dans une République fondée sur les mœurs.
Il me semble que ces jugements sont une offense contre les mœurs, une cruauté plus grande que celles qu’ils punissaient. C’est un mauvais moyen d’inspirer la douceur que d’être soi-même barbare [34] sous une pareille censure aussi arbitraire que terrible, il n’est point de citoyen qui n’en dut craindre de périr innocent sous le glaive de la loi. […]

[35] La loi n’a point à régler la conduite de l’homme envers les animaux qui lui appartiennent. Le Législateur qui, afin d’adoucir les mœurs, descendrait jusqu’à ces détails, serait plus digne de régir un monastère qu’un grand peuple. La loi est une force à laquelle on se soumet extérieurement, mais qui ne subjugue pas le cœur. Si les mœurs sont barbares, il faut suivre la maxime judicieuse de Montesquieu, les changer en formant d’autres mœurs.

Il serait dangereux de le dissimuler, nous sommes toujours les descendants des Francs et des Celtes, et peut-être ne sera-t-il jamais possible de nous dépouiller [36] entièrement de la rouille héréditaire qu’ils nous ont transmise. L’impossibilité de répandre les lumières sur un vaste territoire, le mélange continuel d’hommes agrestes et nouveaux dont les campagnes repeuplent les villes, l’instabilité des fortunes, et voilà des causes qui empêcheront les Français d’atteindre à la perfection de la vie sociale, si le législateur ne s’occupe du soin d’adoucir les mœurs. C’est le but vers lequel il doit diriger la plupart de ses institutions, les lois, les jeux publics, l’éducation et les beaux-arts.

Il est d’abord nécessaire d’écarter les yeux du peuple de tout ce qui peut exciter en lui des sentiments cruels et par conséquent de placer hors des villes, loin de ses regards les lieux où les animaux reçoivent la mort. Quand ce ne sera pas un triste spectacle que de les voir passer sans cesse, pour [37] aller chercher le glaive qui va les égorger, de les voir quelquefois reculer d’horreur à l’entrée des étables sanglantes dont l’odeur leur annonce le sort funeste qui les attend, il est toujours à craindre qu’ils ne s’échappent des mains qui les tuent, que furieux, à demi blessés, ils ne portent l’effroi et la mort au milieu d’un peuple immense ; il est dangereux, il est barbare d’inonder nos cités des flots de leur sang, d’en infecter l’air, et d’offrir à nos yeux le tableau de la destruction ; il est surtout contraire aux bonnes mœurs d’exposer nos enfants à repaître leurs regards des meurtres qui se commettent dans ces ateliers de carnage. On sait combien ils sont avides de ce spectacle. Aux cris des animaux qu’on égorge, ils quittent tout, jeux et travaux, se dérobent à la vigilance de leurs parents et courent se rassembler autour des victimes ; là, immobiles, les yeux fixés sur l’animal expirant et n’osant proférer une parole. [38] Ils semblent craindre qu’un mot, un mouvement ne troublent le plaisir qu’ils goutent à voir répandre le sang. Oh ! Si nous savions l’histoire des scélérats qui ont été la terreur de leur pays, c’est là souvent que leur éducation a commencé ; c’est là qu’ils se sont fait un cœur impitoyable et qu’en voyant des êtres sensibles recevoir la mort, ils ont appris à la donner.

Qu’il me soit permis d’exprimer ici le désir que j’ai souvent formé qu’on tuât les animaux par un moyen qui sans altérer leur forme, sans nuire à la bonté de leur chair et sans être barbare dans l’appareil, fut rapide comme la foudre. Il est vrai qu’ils périraient toujours : mais que de tourments leur seraient épargnés ! Ils mourraient du moins sans le prévoir, ils mourraient sans souffrir et sans avoir la douleur de sentir la main de l’homme dont ils ont été [39] les bienfaiteurs. Avec quelle joie cette découverte serait reçue par les artisans chargés de leur ôter la vie ! Ils vous diront que l’habitude d’exercer ce cruel ministère n’a jamais pu l’adoucir, qu’ils sont émus, affligés, soit qu’ils enfoncent le glaive dans le sein de ces quadrupèdes innocents qui sont le symbole de la douceur, soit qu’ils lèvent leur massue sur le front de la nourrice des hommes.

S’il est impossible d’abréger les souffrances des animaux qui sont immolés pour nos besoins, il est certain qu’on doit proscrire les combats qu’on les force de se livrer, spectacle auquel une nation éclairée devrai rougir d’assister et qu’on pourrait seulement permettre, s’il fallait recréer des léopards et des tigres. Quel plaisir peuvent procurer les fureurs désastreuses des dogues excités à dessein, l’horrible confusion de leurs cris, les blessures qu’ils se font, la vue des lambeaux tout sanglants de leur chair ! Se peut-il que les spectateurs [40] de ces affreuses tragédies soient nos semblables, c’est-à-dire des hommes qui connaissent la douleur, qui la craignent pour eux-mêmes et qui n’ont pu en éprouver les pointes aiguës, sans désirer que tous les êtres sensibles en soient préservés. […]

[43] L’Europe est couverte de théâtres consacrés à l’instruction des riches, je n’en trouve nulle part pour le peuple. Il manque des spectacles ! Qu’on daigne enfin réparer cet oubli, qu’on ne lui fasse plus l’injure de tolérer pour lui les forces indécentes des tréteaux, les combats des bêtes féroces, qu’on promette des récompenses à ceux qui inventeront des spectacles d’un prix proportionné à sa fortune, propres à développer la pitié, les affections filiales et paternelles, à inspirer l’amour de la justice, de l’ordre, de la subordination, de la reconnaissance pour les bienfaits et j’ose assurer que le Génie du bien sera plus fécond, plus heureux pour perfectionner les qualités morales du peuple, que le Génie du mal l’a été pour le dépraver et allumer en lui la soif du sang et le désir de l’homicide.

Il suit de cette négligence à diriger les amusements du peuple, qu’il s’égare quelques fois dans le choix de ses jeux [44] et qu’il se livre publiquement à des plaisirs cruels qu’une police attentive et sage doit lui défendre. Tels sont les combats sanglants des coqs qui sont en usage chez plusieurs nations modernes ; tel est un autre jeu que les habitants de nos compagnes se permettent et dont je vais faire en peu de mots la description. Au bout d’une allée ombragée par des chênes antiques, ils suspendent par la tête à une pique posée horizontalement un volatile vivant de l’espèce de celles qui sauvèrent le Capitole par leurs cris. A quarante pas et vis-à-vis d’elle, une troupe de jeunes villageois est armée. Un prix est destiné à l’heureux athlète qui, les yeux bandés, arrive jusqu’à l’oie et lui tranche la tête. Il n’est pas facile de se former une idée de ses souffrances pendant ce jeu dont la durée est toujours longue. Sa seule attitude est un supplice, mille coups portés au hasard tombent sur les parties les plus sensibles de son [45] corps et toutes les fois qu’elle tressaille et bondit de douleur, ce triste spectacle excite la joie brutale et les propos grossiers des acteurs et les ris des assistants qui sont pour l’ordinaire des femmes, des jeunes filles, des enfants.

[…] Je n’entrerai point dans le détail de tous les jeux de cette nature qu’un peuple sensible doit s’interdire. Je proposerai seulement un doute. La chasse du cerf sera-t-elle comprise dans cette défense ? Tout dans cet exercice offre un aspect imposant, le rang des personnages dont il occupe le loisir, le cortège nombreux qui les accompagne, l’ardeur des meutes qui mêlent leurs cris aux hennissements des chevaux [46] aux fanfares des instruments guerriers. On croirait, à voir ce grand appareil, qu’il s’agit d’exterminer des monstres furieux, tels que l’hydre de Lerne, ou le lion de la forêt de Némée. Il n’est question cependant que de poursuivre un paisible animal, un cerf, que les chasseurs ne veulent mettre à mort qu’après l’avoir réduit aux abois. Malheur au cerf qu’ils choisissent pour leur victime ! Quelle journée pour lui ! Quelle sera longue et terrible ! Toujours dans les alarmes, il faut qu’avant de périr il échappe par des ruses, par des courses rapides, par des sauts périlleux, à mille dangers qui renaissent toujours. Il faut que les forces de l’animal, le plus vite des forêts, soient épuisées et que la fuite lui devienne impossible. Comment ses ennemis ne sont-ils pas émus de pitié, lorsque rendu de fatigue, tout fumant de sueur, il cherche son dernier salut dans les eaux ? N’offre-t-il pas à leurs yeux le tableau touchant de la lassitude et de la douleur ? C’est dans ce moment que leur fureur [47] redouble contre lui, qu’ils l’entourent, le pressent ; et c’est alors que le désespoir le rend lui-même cruel, et qu’il se détermine à vendre chèrement sa vie : mais les chasseurs préviennent sa vengeance, le tuent et le livrent aux chiens qui le dévorent. Je ne déciderai point si ce genre de chasse, cet art de prolonger les souffrances des animaux ; afin d’augmenter ses plaisirs, n’est pas une invention digne des siècles barbares. Je craindrais que trop de sévérité n’affaiblît l’autorité du Censeur. Pour moi, si jamais dans les derniers moments d’un cerf aux abois, je puis disposer de son sort, avec quelle joie je le rendrai aux forêts, à ses compagnes, à ses doux pâturages. Le seul tableau que je me formerai du repos dont il va jouir après tant de souffrances, me serait mille fois plus agréable que tous les plaisirs de la chasse la plus heureuse.

Lorsque le Législateur aura proscrit tous les spectacles et les jeux sanglants qui [48] excitent et nourrissent les sentiments féroces, il sera facile de faire germer dans le cœur de l’homme les inclinations douces et bienfaisantes. Cette éducation doit, s’il se peut, commencer à son berceau. On sait que l’enfance, si tôt qu’elle peut agir, se plaît à faire des actes de cruauté, sans être cruelle. Soit qu’elle veuille essayer son pouvoir et ses forces, soit qu’elle ne réfléchisse point assez, pour se mettre à la place des êtres souffrants, il n’est point de tortures qu’elle ne fasse éprouver aux animaux. Le passereau, le hanneton, la mouche et le papillon n’ont pas d’ennemis plus terribles que les enfants. Ils leur crèvent les yeux, ils arrachent leurs ailes et leurs pattes, ils les empalent, ils font dans leurs blessures des blessures nouvelles, et les laissent mourir lentement de leurs douleurs.

Il est important de combattre [49] de bonne heure ces funestes habitudes. Ce soin vous regarde surtout, ô vous qui étiez chargés de l’éducation de l’enfance. C’est commettre une grande faute que de lui commander de frapper des animaux. Ne lui laissez que le pouvoir de leur faire du bien. Caressez-les quelques fois devant elle ; l’exemple la subjugue, elle ne sait point y résister. Faites lui apprendre ou lire des historiens qui offrent le tableau touchant de l’amitié de l’homme envers eux. […]

[51] Lorsque des enfants élevés ainsi seront devenus des hommes, ils ne perdront plus cette douceur de sentiments, si le Législateur veut par des institutions politiques la nourrir et la perpétuer. Car c’est à lui qu’il appartient de perfectionner l’ouvrage de l’éducation. Qu’il arrête d’abord ses regards sur les campagnes. C’est là que [52] des rapports continuels avec les animaux modifient plus sensiblement les mœurs publiques. Une loi devrait obliger chaque canton à décerner tous les ans, un prix à l’habitant des campagnes qui posséderait l’animal le plus vieux parmi les espèces les plus utiles. L’amour des richesses excite à perfectionner les travaux de l’agriculture ; la vanité à multiplier les beaux quadrupèdes ; la bonté seule engage à conserver un animal dont la vieillesse est onéreuse. Quel caractère touchant cette institution imprimerait à nos fêtes champêtres qui sont bruyantes et monotones ! Je me forme déjà mille tableaux des scènes délicieuses qu’elle produirait. Ici, on couronne des pasteurs qui ont amené sur un char une brebis… Là, des vieillards qui présentent le bœuf avec lequel ils ont labouré leur champ pendant de longues années ; plus souvent le prix est accordé à des mères de famille qui d’un [53] côté montrèrent leurs nombreux enfants et de l’autre la vache décrépite qui les éleva. […]

[54] Il serait ensuite à désirer qu’à l’imitation de la Grèce, l’Etat décernât des récompenses publiques aux animaux que des actions d’éclat auraient illustrés. Les Athéniens ne crurent point s’avilir, en décrétant qu’une bête de charge qui avait été renvoyée libre, serait nourrie jusqu’à sa mort aux dépens du public, pour s’être présentée d’elle-même au travail. Le voyageur dans ces climats était souvent arrêté par des momies que la reconnaissance avait érigées aux animaux ; souvenirs délicieux qui remplissent l’âme des plus douces émotions et faisaient aimer les hommes sensibles dont cette terre fut l’heureuse patrie. A coté des héros vainqueurs aux jeux olympiques, on montrait la sépulture des coursiers qui furent les instruments de leur victoire. Quel intérêt devait inspirer le seul tombeau élevé par le père de Périclès [55] à son chien fidele qui ne pouvant supporter d’être abandonné dans Athènes, le suivit à la nage près de son vaisseau et mourut épuisé de fatigue, en arrivant sur les rivages de Salamine. Quoi ! Xanthippe dans le moment si terrible où il abandonne sa Patrie et ses dieux au fer des Perses, où son âme est en proie aux plus vives inquiétudes, recueille le témoignage de l’attachement d’un simple animal et au milieu de tant de soins dont il est occupé, il prend celui d’honorer sa mémoire par un tombeau ! Et le peuple de cette contrée a conservé pendant des siècles ce mouvement et beaucoup d’autres de la même nature ! Je sais que s’il en existait de semblables parmi nous, ils seraient bientôt profanés et détruits. […]

[56] Il serait encore à désirer que la peinture dont l’empire est si puissant sur les âmes, parce qu’elle parle aux yeux, nous rappelât les actions célèbres des animaux. Pourquoi ne daignerait-elle pas représenter les lions reconnaissants qui nourrissent et caressent leurs bienfaiteurs, l’éléphant qui dans une bataille combat les deux armées pour retrouver et emporter son maître confondu parmi les morts et les mourants, le chien qui poursuit et dénonce l’assassin de l’infortuné Aubri ; d’autres chiens qui vont saisir des hommes ensevelis sous les eaux et les ramènent sur le rivage ou bien, quelquefois inconsolables, [57] gémissant sur la tombe qui contient les cendres du maître qu’ils ont perdu, qu’ils appellent en vain et s’y laissent mourir de douleur. Pourquoi des peintres aussi énergiques que le fameux Hogarth n’essaierait-ils pas de nous épouvanter de notre cruauté, en nous révélant les tourments que les animaux éprouvent sous les coups redoublés des fouets et sous le scalpel des anatomistes. Alors il suffirait que le burin multipliant ces utiles tableaux les donnât à un prix si modique qu’ils pussent orner la chaumière du laboureur et récréer les yeux de ses enfants. C’est ainsi que l’instruction se répand et devient populaire.

Enfin il serait nécessaire que l’éloquence et la poésie joignissent leurs pouvoirs à celui des lois, à celui de l’éducation et des institutions politiques, et recommandassent la douceur envers les animaux. Que de scènes délicieuses, de descriptions neuves, de sentiments délicats, un sujet si riche offrirait au pinceau du Poète, et que leur cause plaidée par l’orateur qui les aimerait, serait intéressante [58] et belle ! […]

[61] Si nous ne pouvons aimer les animaux pour eux-mêmes, aimons-les, comme dit Plutarque, pour nous faire une douce habitude de la bienveillance et de la bonté, pour donner l’exemple de ces vertus et les inspirer. Un ancien a dit : Rien de ce qui est étranger à l’homme, ne m’est étranger. Je voudrais encore généraliser cette belle maxime, et dire : le bonheur de tous les êtres bons et sensibles est le mien, je suis aussi heureux de leur joie qu’affligé de leurs peines. Avec quel respect j’aborde le vieillard vénérable dans la maison duquel je trouve de vieux serviteurs, de vieux animaux qui ont vieilli avec lui. On n’a pas besoin de me prévenir qu’il est bon, humain, généreux. Je vois toutes ces vertus écrites sur le front des créatures qui l’environnent. Il n’est pas nécessaire de m’apprendre qu’il coule des jours paisibles et sereins : il a répandu le bonheur autour de lui, il est impossible qu’il soit [62] malheureux. Qu’elle serait chérie la nation qui offrirait ces mœurs anciennes et patriarcales ! Tous les peuples lui décerneraient le prix de la bonté et elle mériterait à l’exemple des Athéniens d’élever un temple à la miséricorde.

[63] On prie d’écrire à M. Reynaud demeurant à Amiens, rue des Majots, n. 3781 qui fera connaître l’auteur.