3. Soyez donc leurs tombeaux, vivez de leur trépas

Dissertation 3, par « L. R. H. de Lons-le-Saunier ».

Commissaires
Le Bureau
Garran lu
La revellière Lepeaux lu
Du Pont de Nemour lu
Toulongeon lu
Sysvestr say lu
Du Theil lu


Histoire de littérature ancienne.
La classe par son jugement du 18 ventose an XII a accordé une mention honorable à ce mémoire.

Permettez monsieur, que je transcrive ici quelques phrases d’une lettre de monsieur Bernardin de Saint Pierre à monsieur Ducis du 2 pluviôse an XIII au sujet du programme annoncé par l’institut national sur cette question.
Jusqu’à quel point les […]

 Le sujet du prix n’ayant pu être jugé par la séparation des classes, et ne pouvant plus l’être par l’auteur qui réclame son manuscrit le reprendrait sans difficulté en se faisant connaître à notre secrétaire

En conséquence je vous supplie monsieur de remettre le manuscrit à la personne qui vous remettra ma lettre et le récépissé qui y eut joint. Cet essay [sic] ne peut plus vous être utile et il importe à l’auteur de le récupérer [?] et de vous offrir l’hommage de sa plus haute considération pour vos talents ainsi que du respect […]

un autre mot (signature du manuscrit si on lève le cachet, habitant du Jura)
la devise est prise dans le premier livre du poème « la pitié ».

« soyez donc leurs tombeaux, vivez de leurs trépas amis d’un tourment sans fruit ne les accablez pas »
Poème de la pitié chap I

S’il est permis à l’homme qui est le souverain de la terre de déchirer son sein pour en arracher les trésors qu’elle recèle, et lui enlever chaque année sa plus brillante parure, et de la dépouiller à son gré des productions végétales qui la couronnent, son domaine s’étend avec le même empire sur tous les animaux qui le peuplent, innombrables fils de cette mère féconde qui semble les avoir tous enfantés pour l’usage de celui dont elle tire ses ressources et son orgueil, et qui seul tient du créateur par l’immense supériorité qu’il lui accorda, un droit de vie et de mort sur tous les êtres vivants, qui l’entourent ; ils sont tous destinés à le nourrir et à le servir ; ceux qui sont dociles à ses ordres en obtiennent de vivre à des conditions douces ; les autres ne peuvent se soustraire à la mort, lorsqu’il les y a condamnés, que par la fuite ou l’esclavage.

Mais quand leur sort est de subir un arrêt si sévère, ce n’est pas à nous de l’aggraver par des rigueurs inutiles : n’allons pas ajouter d’odieux caprices à une nécessité déjà trop cruelle ; multiplier les fatigues, accroitre les douleurs, étendre le ravage et la destruction au-delà de nos besoins. Serait-il vrai qu’il fut quelque douceur à faire périr ou souffrir arbitrairement des êtres qui n’ont de tort avant nous que celui d’être tombés en notre pouvoir, et que l’homme put se jouer un instant en affligeant la nature de pertes et de massacres qu’elle ne répare souvent que par de longs et de pénibles efforts ? L’animal le plus féroce ne commet que des meurtres que le besoin ou sa sureté lui commandent ; le tigre lui-même ne fait couler que le sang qui doit éteindre sa soif brulante et calmer ses fureurs.
L’esprit se refuse donc à supposer que l’homme doive éprouver le désir de nuire, puisse faire le mal pour le mal, et se complaire à tourmenter froidement l’animal qu’il dévoue aux plus durs des travaux, ou qui va tomber sous les coups mais ne serait ce pas déjà un assez grand outrage à l’humanité ? De ne prendre aucun intérêt à ses souffrances inévitables, ou de le voir expirer sans émotion ? ne serait ce pas une horrible insouciance que de n’en pas fuir le spectacle, et de ne considérer les détails avec l’œil de la curiosité ou de la stupidité qui compte pour rien les angoisses de la victime ? La méchanceté infernale qui ne faisant même que les soupçonner s’essayerait à les multiplier ou l’impassible dureté qui resterait calme sur les cruautés qu’elle exercerait me rappellent le taureau de Phalaris qui demeurait immobile aux rugissements du misérable qu’il brulait dans ses flancs embrasés.
Puisque l’humanité réclame si hautement contre de pareilles horreurs tâchons d’y soustraire tout à la fois et l’homme qu’elles endurcissent et les animaux qui les endurent. Empêchons s’il est possible que les créatures subalternes ne sentent trop cruellement le malheur d’avoir été soumis arbitrairement à notre puissance et dévouées à notre seule utilité : épargnons à leurs fougueux souverains le danger de s’avilir jusqu’à descendre à leur niveau, en contractant les habitudes d’une aveugle férocité, et en perdant le précieux sentiments de la pitié sans lequel la société lui devrait peu de confiance. Ne souffrons pas que l’homme si prompt à se dégrader se familiarise avec les gémissements, les cris, les effusions de sang, puisse assister sans frémis aux dernières convulsions de la mort et de la douleur et se glorifie peut être de son courage, quand il a frappé sans émotion et étendu à ses pieds la facile proie qui ne pouvait se défendre. Ainsi lors même que nous ne paraitrons nous intéresser qu’au sort des animaux, nous nous occuperons réellement du nôtre : nous serons moins vicieux par cela même que nous rendons moins malheureux, et le gouvernement plus humain qui réprimerait de fureurs gratuits sur les esclaves muets qui ne peuvent l’invoquer, nous sauverait en même temps de celles que l’habitude et l’impunité des premières nous portent souvent à nous tourner contre nos semblables.

Si l’animal qui partage avec nous le séjour et les fruits de la terre n’était qu’une pure machine, admirable assemblage de leviers, de ressorts, de vaisseaux, de mouvements, combinés avec un art divin pour faire circuler les différentes liqueurs destinées à la nutrition et à l’accroissement de son individu, et pour approprier à chacune de ses parties les substances en contact : si on pouvait parvenir à ne voir dans les opérations du castor et de l’épagneul que des impulsions physiques, des oppositions savantes de toutes les forces et de toutes les ressources de la mécanique, peut être faudrait-il encore user d’aménagements avec eux. Sinon pour son cœur, au moins pour celui de tant de personnes qui s’obstinent à leur donner une âme. Et qui prendraient souvent un très vif intérêt à ces automates merveilleux, dont la plupart expriment si parfaitement le désir, le regret, la fidélité, l’intelligence et presque toutes les affections de l’âme.

Mais comment se persuader que ce qui agit dans les brutes contre la loi du mouvement soit l’effet de ces lois ? Comment croire que l’impression seule des rayons de la lumière qui ébranlent la rétine de l’éléphant et de la baleine suffise pour remuer subitement ces lourdes masses par la seule propagation de ce premier choc, sans aucune intervention de spontanéité ? Quel rapport d’ailleurs dans de pures machines entre l’ébranlement d’un nerf et l’image d’un objet quelconque ? Tant qu’on ne pourra contester aux animaux le sens de l’ouie, de l’odorat et de la vue, on sera toujours forcé de leur accorder au moins une âme sensitive. Car sans le secours de trois sensations distinctes et même opposées recueillies sur un point commun et indivisible, où les effets lui résulteraient de cette triple faculté de voir, d’odorer et d’entendre devraient infailliblement se confondre et devenir insignifiants. Comment expliquer ensuite par le simple jeu matériel des organes mus en sens contraire les diverses déterminations, toujours relatives à son but, d’un animal machine et les opérations qui supposent des comparaisons et des choix ?

Non, il sera toujours absurde d’ôter les sensations aux bêtes, même les plus stupides ; en les accordant pourquoi n’oserait-on pas leur supposer encore certaines perceptions directes quelque combinaison facile et les perceptions simples accommodées à leurs besoins ?
La philosophie la moins susceptible d’enthousiasme ne vient elle pas s’extasier tous les jours dans l’intérieur d’une ruche d’abeille, à l’aspect d’une fourmilière où tant de travaux s’exécutent de concert par ces peuples innombrables sans révoltes et sans confusion ?
Peut-elle descendre au fond des souterrains qu’habitent d’autres insectes, sans être confondue par les ressources ingénieuses qu’ils se préparent contre leurs ennemis, par leur habileté à se procurer tout ce qui leur est nécessaire ; par l’ordre, par l’intelligence par la curieuse administration de ces petites républiques ? Qui oserait devant les édifices du castor lui refuser presque du raisonnement, et méconnaitre des inventions non douteuses ? Est ce sans motif qu’il choisit avec tant de prévoyance le local, les matériaux, et les formes de son bâtiment, qu’il en élève les étages dans de si exactes proportions, qu’il y pratique des issues si propres à le sauver des attaques ou des embuches qu’il redoute ? L’homme qui aurait médité longtemps sur ses périls, ses ressources, les mesures qu’il doit prendre pour toutes les positions de sa vie ne ferait – il mieux que le castor prétendu machine qui oublie pourtant l’art de ses belles constructions dès qu’il devient solitaire, et qu’il peut sous des abris moins couteux pourvoir à ses approvisionnements et à sa sûreté. Il s’y retire alors paisiblement avec sa famille, uniquement jaloux d’y laisser ignorer son savoir et sa demeure, comme l’homme instruit qui néglige tous ses talents à la campagne où lui suffit une humble chaumière ; et qui ne bâtit pour l’ordinaire des palais que dans les grandes sociétés et dans les grandes villes

Le chien fidèle, la tendre perdrix, dont l’un est si attaché à son maitre, et l’autre à sa couvée ne manifestent-ils pas également tous les deux, pour défendre ou pour ne pas quitter ce qui leur est cher, des ruses, un discernement, une persévérance inexplicables par le mécanisme le plus merveilleux, et même incompatible avec lui ? Quelle étonnante variété de mœurs, de pratiques, de moyens si adroitement employés à leurs fins dans les oiseaux, les poissons, les reptiles de chaque espèce ? Ils savent tous parfaitement saisir leur proie, lui tendre des pièges, éviter leurs ennemis, prendre sur eux tous leurs avantages, prodiguer des soins à leurs petites, partager la nourriture et les travaux entre eux ne les mesurant à l’âge aux forces à la rareté des secours et aux difficultés des approches et de la saison, mais pourquoi accumuler les observations et insister si obstinément contre une opinion que n’a pu recommander le nom d’un grand homme qui entraîne quelques vérités dans la ruine de tant d’erreurs, et que la hardiesse de son génie semblait moins portée à expliquer les lois de la nature qu’à les créer lui – même ?

Anathème cependant à cette doctrine injurieuse qui nous avilit pour ennoblir le singe ; et qui ose trouver plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel homme à telle bête. Sans doute la stupidité de quelques hommes privés de leurs organes, dont la pensée et enchainée pour les placer dans un état d’intelligence inférieur à celui de l’animal pourvu de tous les siens. Mais quelle énorme distance de l’un à l’autre ; si l’on considère leur nature au lieu de leur individu ! L’âme de la bête est imperfectible ; elle ne peut acquérir aucune idée morale ; elle ne s’élèvera jamais au dessus de l’instinct admirable, mais irréfléchi, qui l’éclaire sur les moyens efficaces de satisfaire des besoins peu nombreux mais qui ne lui apprend rien sur l’avenir ; et ne luis fait jamais tirer aucune conséquence de la quelle a fait ce qu’il pourrait faire : tandis que l’esprit de l’homme profite de tout pour son instruction, généralise ses idées, ajoute sans cesse à leur masse lumineuse ; embrasse le monde dans ses vastes conceptions, et s’élève par un élan sublime jusqu’à la divinité dans l’essence de laquelle il va lire ses devoirs et découvrir ses hautes destinées.

Mais ce n’est par rapport à nous dans une thèse aussi étrangère à notre but principal qu’il échouait de défendre la dignité de l’homme d’ailleurs si incontestable. Nous sommes chargés uniquement de faire reconnaître la sensibilité des animaux et leur malheureuse propriété de souffrir, dont toutes les apparences, le raisonnement et les faits ne nous permettent plus de douter. Ce doute même subsiste-t-il encore et résiste-t-il à tous les arguments qui les détruisent, le sort des bêtes n’en devrait-il pas être plus négligé.
Et ma cause n’en serait pas moins bonne : puisque c’est être déjà cruel que de s’exposer à le devenir.
Ainsi il est temps a présent d’aborder mon sujet et de prouver que dans la certitude ou l’incertitude même que les cris des animaux soient poussés par la douleur et que leurs sanglots soient ceux d’une nature aux abois avertis par les tourments de la décomposition ; la nécessité seule peut légitimer les mauvais traitements, les meurtres qui affectent douloureusement ou terminent leur vie ; que dés qu’ils sont gratuits il sont injustes, extravagants barbares, d’une influence pernicieuse à la morale et à la sûreté publique, en un mot qu’ils dégradent l’homme et exposent la société.

On n’acquiert le droit de nuire qu’au moment d’un danger et celui de punir qu’après une faute : encore ne faut-il qu’on ne puisse se sauver par d’autres voies ; et que le coupable ait eu le sentiment de son tort et de sa liberté. Mais tel qui refusait tout à l’heure aux animaux les seules sensations, leur accordera-t-il des intentions méchantes : des idées abstraites sur l’autorité l’obéissance, les vices de la perfidie de l’ingratitude de la révolte ? Par quel art leur fera-t-il concevoir ce que c’est qu’un châtiment. En le subissant même ils l’ignoreront toujours ; ils obéiront à la passion, à l’habitude, au besoin, jamais au devoir ; ils resteront fidèlement sur les traces de celui qui a coutume de les conduire, ils plaindront à ses côtés, ils languiront dans son absence, sa mort même pourra causer la leur, ils manifesteront à son égard tous les signes du regret mais sans regretter véritablement, ils n’auront conçu la valeur de ses bienfaits, jamais pour parler exactement, senti leur pertes ils peuvent reconnaître la main, jamais le cœur qui donne, puisqu’ils ne peuvent pas plus mériter notre colère. Ainsi dans cette absence de toute moralité, sans ces éléments nécessaires du crime, volonté liberté
Discernement, existera-t-il de la part des animaux une insulte punissable envers l’homme ; une violation de ses droits dont la vengeance soit légitime ? L’animal furieux qui terrasse et méconnait son maître n’est pas sous l’empire d’une force irrésistible qu’aucune considération ne peut balancer, et qui ne peut être vaincue en lui par les puissants contre-poids de la raison de la religion, de l’honneur, comme en l’homme, à qui seul il a été accordé de dominer l’univers, par ce qu’il peut seul se dominer lui-même, et qui peut seul être vertueux, par ce qu’il est seul libre de ne l’être pas ?

Car la spontanéité qui nous trompe si souvent sur le compte des animaux loin d’être la liberté ou de l’accompagner toujours, ne sert qu’à la détruire en eux, en les rendant incapables de cette hésitation, de ces débats intérieurs qui l’exercent et qui la supposent. L’animal guidé par un attrait physique ne discute rien au-dedans de lui : ou il est entrainé sans aucun soupçon à son but ; ou il est enchainé par la crainte : uniquement soumis à l’instinct aveugle de la conservation qui l’écarte de ce qui lui cause de la douleur, ou qui le porte vers ce qui lui procure des sensations plus douces ; il doit être traité conformément à sa nature et n’être employé à notre service que pour l’action modérée. De ces deux ressorts toujours efficaces sous une main équitable et surveillante. Prévenons les dégâts et les écarts de ces esclaves capricieux et impatiens du joug ; mais ne les imitons pas par des excès contre eux plus déraisonnables et plus honteux que les leurs ; pénétrons nous bien de cette vérité que nous devons les soumettre à la supériorité de notre intelligence ; non pas à celle de nos passions.

Mais si nous mène cette rigoureuse équité qui réclame contre tant d’indignes traitement et des vengeances injustes exercés par nous sur les animaux, n’est il pas insensé de se mettre en courroux contre des êtres qui ignorent complètement touts leur délits, qui n’en peuvent pas plus soupçonner la cause de notre fureur, qu’ils en peuvent la désarmer, et qui en paraissent si innocents qu’ils n’en restent jamais ni troublés ni honteux, qu’ils n’évitent pas la présence de celui qui les gronde ni la main qui les menace.

Rien ne déshonore tant la raison de l’homme, et ne semble le placer au dessous de la brute qu’il maltraite, que ses imprécations retentissantes et accumulées ; son visage convulsif ; ses emportements barbares, contre un animal patient muet, étonné de se voir accablé de coup par son maitre au fort de ses fatigues et de son ardeur à lui plaire. N’a-t-on pas vu de ces hommes, aveuglément féroces, blesser ou tuer même pendant les accès de leur furie, des animaux chéris à qui un faux pas ou une désobéissance involontaire faisaient perdre subitement dix années d’impayables services.
L’honnêteté se révolte à tel point contre les brutalités telle qu’elle ne leur doit pas même l’honneur de les condamner sous d’autres formes que celles du mépris. Se courroucer en effet contre son chien ou contre sa montre en défaut, briser l’une ou frapper l’autre, ne saurait être également qu’un signe de frénésie devant l’homme de sang froid qui cherche les motifs à toutes les violences, et qui n’y aperçoit que des convulsions. Assouvir par des coups, ou par des injures sa colère contre l’animal qui n’a pu saisir l’intention de son guide farouche, et qui le contrarie sans le savoir, c’est imiter dans un acte plus fréquent et plus ignoble le délire imbécile de ce roi célèbre qui faisait fouetter et enchainer la mer pour n’avoir pas abaissé sous son orgueilleux pavillon ses flots irrités et ses vagues indociles.
Encore faudrait-il peut être pardonner à la sottise humaine les traits de démence quand ils n’excitent que le rire, et que cette ivresse du sentiment immodéré de ses forces ne tourmente que des éléments sans vie. Mais quand une folle colère s’assouvit sur des êtres souffrants, quand elle y laisse d’incurables palies, de quelle indignation n’est on pas saisi contre les cœurs impassibles qui ne frémissent pas des hurlements qu’il font pousser, et qui se jouent peut être des tortures qu’ils font subir.

N’est ce donc pas assez de ravir la liberté à tous les animaux qui peuvent en supporter la privation, de dévouer à la tristesse de la servitude, à des travaux accablants, à des maladies et des périls inconnus dans l’état sauvage leur languissante vie, de leur faire perdre pour toujours à notre seul profit la vigueur et la beauté même qui distinguent les espèces et les individus échappés à nous poursuites et abandonnés à la nature. N’est-ce donc pas assez d’user du droit cruel de se précipiter avec le poignard ou de lancer indistinctement nos traits et nos arrêts de mort sur tous ceux qui ont le malheur d’approcher de nos habitations, ou de vivre sous notre empire. Ne doit-il pas nous en coûter déjà trop de faire ruisseler leur sang pour réparer le notre d’enfoncer nos bras qui en sont journellement rougis jusqu’à fond de leurs entrailles, pour y chercher des mets plus délicieux ; de couvrir nos tables de leurs membres mis en pièce et peut-être d’y reconnaître et d’en dévorer nous même de jeunes victimes élevées tendrement dans notre familiarité et nourries quelques fois de nos mains ?
Puisque le créateur du monde a voulu organiser tout ce qui est à la surface et faire payer successivement ce don de la vie à presque tous les atomes qui la couvrent, puisque la destruction de ceux qui sont animaux est la condition de la même existence pour les autres, qu’elle en fournit les matériaux, et que la mort des individus assure la durée de leur espèce, puisqu’enfin c’est dans les filtres de la végétation et de l’animalisation que se préparent les seuls aliments qui nous conviennent, frappons en détournant les yeux des victimes de notre voracité ; sentons nous humiliés de la loi si dure qui nous soumet à vivre de sang et à ôter la vie à tant d’êtres paisibles qui ne veulent point à la nôtre ; puisqu’il faut des meurtres à nos besoins, faisons en sorte que moins qu’y faille pas des supplices.

Quand l’animant à la chasse, les compagnons de nos courses aux pieds légers, à l’odorat fin, qui y partagent si aveuglément notre ardeur, nous poursuivons les timides habitants des forêts destinés à fournir à notre palais dédaigneux des mets plus délicats, à combler la joue de nos festins ; ah n’ayons pas la cruauté de lire une proie sans défense à cette troupe famélique qui en la mettant en pièces n’éteindrait que lentement dans son sang sa fureur et sa rage. Quand les larmes de cerf aux abois nous demandent une prompte mort, ne soyez pas aussi impitoyable que le meute qui le déchire. C’est une faveur peu couteuse, pour ceux qui n’en voulait qu’à sa vie, que de la pas prolonger d’inutiles douleurs.

Citoyens des airs, aimables enfants de la nature qui en plus d’être le plus bel ornement n’aurez-vous reçu qu’en vain le privilège de vous dérober sur vos ailes légères à nos poursuites, puisque vous ne pouvez échapper à nos traits ? Vous avez beau nous plaire par la variété de vos couleurs, l’élégance de vos formes ; vous nous ravissez par vos chants, vous nous attendrissez par vos soins maternels et vos inquiétudes sentimentales ; malgré tous les charmes nous ne vous en prenons pas moins traîtreusement dans nos filets, nous vous enfermons dans d’étroites prisons, nous vous lançons un plomb mortel qui vous fait tomber à nos pieds des rameaux ombragés comme nous écoutions avec délice votre voix mélodieuses.
Barbares adolescents pour qui le jeu trop ordinaire au milieu de vos perfides caresses est d’irriter, de fatiguer, de mettre à la question ces trop volages objets de votre impatiente activité, ah ne les punissez pas avec tant de rigueur de vous avoir amusés quelques moments ! Vos divertissements commencent trop tôt à devenir cruels. Si le sort des malheureux captifs est de périr entre nos mains ; abrégez leurs tortures : voluptueux capricieux ne les mutilez pas, ne les faites pas languir des mois entiers, honteux et déshonorés dans des cages ténébreuses : ne leur crevez pas les yeux pour en tirer contre l’inspiration de la nature des sons maigres et altérés : ne les rôtissez pas tous en vain, pour vous procurer des morceaux plus friands !

Ne devrais je pas entreprendre de plaider encore la cause de ce peuple si nombreux qui sous des formes plus étrangères à tout ce qui nous environne, habite les rivière et couvre le fond de mers ? Peut y être permis à l’humanité de l’exclure de tous les soins, et de traiter cette foule incalculable d’êtres animaux, doués du sentiment, souvent même du discernement entre leurs bienfaiteurs et leur ennemis, comme l’herbe des chamois qui tombe sous la faux du moissonneur, ou comme le dur chêne de nos forêts qui gémit, sans le sentir, sous les coups de la hache qui le renverse ? Nous défendrions nous de toute compassion pour les espèces de créatures toutes bizarres qu’elles soient parce qu’elles semblent nous braver dans l’élément redoutable qu’elles habitent, ou parce que tenant un rang moins distingué dans les chaînes des êtres, elles conservent avec nous moins de rapports, se livrent moins à une familiarité qui nous intéresse et servent moins à nos plaisirs domestiques, quoiqu’elle fournissent peut être davantage à nos besoins ?

Mais parce que nous ne les rencontrons pas dans nos foyers, parce qu’elle s vivent au sein des tempêtes manquent-elles pour cela à nos désirs ? Les courants rapides, les flots irrités ne les mettent pas à notre merci, en les jetant sur nos rivages. Dans quels abymes assez profonds peuvent elles nous dérober les jouissances qu’elles promettent à notre inépuisable industrie, une fois entre nos mains, quelque soit leur infériorité ? Dans le rang des créatures animales, leur traitement doit-il dépendre de leur amabilité plutôt que de notre humanité ? Ne les trouvons nous pas déjà assez misérables d’êtres devenus notre conquête au prix de tous les biens que leur avait légués la nature, la nécessité qui nous donne le droit de leur ôter la vie, y aurait-elle ajouté sans raison celui de la terminer par une mort cruelle ? Faudra-t-il que nous oublions toujours que les habitants de la terre ou des eaux qui respirent si près de nous, et que nous écrasons sans pitié, ou que nous livrons gaiement dans nos distractions à toutes sortes de tortures, quoique étant privés du rayon céleste qui nous éclaire sont cependant pétris du même limon que nous, repoussent comme nous dans la douleur et la mort, hélas sans attendre comme nous rien après elles ?
Ce qui révolte surtout dans le délit si commun contre l’humanité, c’est la triste fin des animaux domestiques et nos barbares procédés envers eux soit lorsqu’ils sont admis à couvrir nos tables, soit lorsque leur chair moins délicate doit les en exclure, en cessant de respirer, ils cessent de nous devenir utiles. Voyez ce cheval, l’orgueil de son maitre, qu’il avait sauvé dans les combats, qu’il avait conduit tant de fois à la victoire, aux approches duquel il frémissait de joie et frappant du pied impatiemment la terre ; il a vieilli enfin sous le toit où il avait été élevé ; ses forces se sont affaiblies, il ne pouvait plus figurer avec le même éclat sous son brillant équipage. Dés lors tous ses longs services ont été oubliés ; un autre a pris sa place, on le livre à des étrangers qui ne lui doivent aucune reconnaissance et qui se pressent de consumer le reste de ses forces épuisées, bientôt il change encore de tyran : ce dernier à force de coup et de retranchement douloureux aggrave de jour en jour les maux sous lesquels il doit succomber enfin couvert de palies, et attestant par son effrayant maigreur l’ingratitude et la cruauté de l’espèce humaine.

Un autre esclave, moins séduisant, aussi fidèle, peut-être plus utile à l’homme est constamment occupé à le soulager. Du travail que lui impose la nature, à ouvrir avec lui ses guérets, à trainer ses fardeaux : rouste, patient, docile et soumis, avec une masse des armes si redoutables, il obéit à un enfant, il ne rebute pas des plus grands efforts, il décuple le produit du champ que le laboureur ne parviendrait jamais à féconder de ses propres sueurs, qui sans celle du bœuf infatigable, n’arroseraient souvent que des ronces. Plus sobre encore et plus familière la mère des jeunes taureaux qui bondissent autour d’elle est depuis des longues années la compagnie, le trésor de la maison, la nourrice de la famille entière ; elle offre deux fois dans la journée son breuvage substantiel et délicieux, ressource souvent unique pour les enfants et les malades, aliment qui se prépare sous toutes les formes, si analogue à tous nos besoins, qui a rendu sacré dans quelques pays les précieux quadrupèdes qui le donnent.
Sans doute une vieillesse heureuse est promise à ces animaux bien faisant, au moins dans les réduits champêtres où ils ont prodigué leurs dons et où il doit rester encore quelques sentiments que n’auront pas corrompu les villes. Mais hélas l’intérêt est seul écouté : ses conseils ont tout réglé sur tous les coins de la terre, comme la cupidité peut tirer parti même après la mort de ses amis, de la maison, quand ils deviennent impuissants au travail ; ou quand la source de leur lait se tarit, un impitoyable boucher vient les saisir, voici le comble d’une barbarie dont le spectacle fait horreur, et dont le seul souvenir est un tourment, au lieu de hâter la mort d’abréger le supplice de ces victimes infortunées, il arrive souvent afin d’en attendrir la chair filandreuse et d’offrir un attrait de plus à la sensualité qui la paye, il arrive souvent que le ministre sanguinaire (barré) trop complaisant de toutes nos fantaisies cruelles, fatigue de courses excessives ; garrotte ensuite outre mesure l’animal qu’il va égorger, irrite à dessein sa fureur, à force de tiraillements et de blessure le fait écumer de rage, et lance sur lui, quand il, déjà rendu de lassitude et de douleurs, des chiens exercés à enfoncer leurs dents aigues, dans les parties les plus sensibles qu’ils morcellent sans désemparer avec une acharnement que redoublent encore leurs cris affreux de victoire mêlés à l’épouvantables mugissements ?
Autre part, dans une enceinte plus resserrée et avec moins d’éclat, la scène estimée d’un cuisinier consisterait à faire expirer l’enfance encore si tendre d’un animal si précieux à nous fermes. Sous une atroce flagellation, pour leur seul triomphe d’avoir trompé des bouches exercées autant que défiantes et d’avoir attaché un goût de venaison à une viande déjà savoureuse et qui n’en devenait pas meilleure.
Que d’horreurs en raffinements de ce genre qui doivent rester ignorées mais qui ne le cèdent peut être qu’à celle de cet exécrable gourmand qui fait jeter des esclaves dans ses viviers pour donner à ces carpes un goût plus exquis.
 
Il est peu d’hommes sans doute qui témoins de tant de cruautés inutiles et surtout de la lutte révoltante d’un animal criblé de plaies qui se débat vainement contre une meute de chiens appliqués à boire son sang et à épuiser ses blessures, en consentissent à tout souffrir plutôt que ce spectacle déchirant ; et à s’interdire dans leur repas quelques sensations appréciables plutôt que de prolonger une agonie si douloureuse. Mais les cœurs ou la compassion ne s’éveille que par les yeux et après de si rudes ébranlements, oublient bientôt ce que les sens ont cessé de leur rapporter avec la même force, ou se prévalent de cette opinion commode qu’on n’autorise pas toujours les cruautés, dont on profite tandis que la vile et grossière avarice toujours pressée par les mêmes aiguillons sait avec plus d’adresse et de suite établir ses calculs, sur l’inconséquence, et la froide sensualité des acheteurs ; et mettre un prix à l’art de faire expirer son patient avec une lenteur graduée, et compter pour ses ventes les convulsions les cris et tous les moment d’un supplice.

Jusqu’ici la molle sensualité et l’âpre cupidité nous expliquent les raisons de tant de barbaries, mais qui croirait qu’on peut les commettre pour le plaisir seul d’y assister et qu’une étrange curiosité viennent quelques fois dans les boucheries jouir d’une agonie effrayante, y coopérer souvent pour en être plus voisins, et épier avidement les derniers spasmes et les derniers soupirs d’un animal mourant dans d’affreuses angoisses ?
De quelle nature est donc le plaisir qui doit causer tant de frissons aux cœurs les plus intrépides ? Serait-il vrai que l’homme put parvenir à se faire un besoin de sensations les plus pénibles, et qu’il leur fallu alors des cris du sang, des morts violentes ? Ah ce serait de ses maladies les plus dangereuses, malheurs aux villes qui le fomenteraient dans leur sein au lieu de la guérir ! Loin des peuples les jeux sanglants, les combats d’animaux, d’un établissement chez les nations même qui acquièrent quelque gloire, remonte à des époques qui ne furent illustres que pour le courage, précédèrent de beaucoup celles de la civilisation. Si nos pères tinrent à leur honneur auprès de la postérité de s’y être distingués, nous avons récemment placé le notre avec plus de sagesse, à en abolir jusqu’au derniers vestiges. Quelles mœurs en effet peuvent s’allier avec des fêtes où l’on se plait aux rugissements des bêtes furieuses, où l’on applaudit à la férocité qui dirige les coups mortels, et où l’on se divertit en faisant couler le sang à gros bouillons, des risques multipliés qui y mêlent souvent celui des hommes, et qui exposent également l’acteur et le spectateur à l’indomptable courroux de l’animal qui franchit les barrières pour éviter la dent de son vainqueur farouche ou les coups redoublé de sa lance qui le menacent de toutes parts ?

Quels délassement pour les âmes sensibles ! Quelle école des vertus sociales ; les peuples passionnés pour les jeux en sortiraient-ils plus religieux, plus éclairés, plus amis de l’humanité ? De la patrie, de la paix domestique, plus éloignés de la vengeance, des querelles de l’homicide de tous les crimes qui troublent le monde ?
Ou du moins n’y recevraient-ils point d’impressions funestes, et retourneraient-ils à leurs occupations aussi modérés, aussi justes aussi calmes qu’auparavant ?
Non, non il n’est pas indifférent de s’accoutumer aux actes sanguinaires, aux symptômes effrayant de l’agonie, aux convulsions des grandes douleurs, comme les coffres de son instruments, les fibres de nos organes, sollicités par de fortes impulsions se détendent bientôt, et perdent tout leur ressort. Quand on est parvenu à considérer d’une œil sec ce qu’il y a de plus puisant pour nous émouvoir, ce qui bouleverse le commun des hommes, les palpitations d’un cadavre expirants étendu à nos pieds, à entendre froidement ses sanglots interrompus le bruit sourd et étouffé des dernières exhalations de la vie, que reste-t-il alors d’énergique et d’efficace pour remuer de pareilles âmes ? Puisque le spectacle le plus déchirant n’a plus de prise sur le témoin glacé qui s’y est endurci par une honteuse assiduité ? puisque les accidents de la mort si j’ose ainsi parler, ne peuvent plus passer de son oreille à son cœur ; ce cœur survivra-t-il aux gémissement timides du chagrin et de la misère ? les larmes de l’innocence et du repentir désarmeront-elles des bras menaçants dans des sinistres projets. Que je vous plains, enfants, serviteurs, épouses qui subissez les lois d’un tel maitre qui vous rencontrerez sous ses pas au moment de quelques contradictions ! gardez vous de vous opposer à sa volonté suprême. Tremblez même en vous justifiants. Il se félicite de l’effroi qu’il inspire ; votre soumission, vos humbles excuses votre désespoir demanderont à grand cris miséricordes, et ne l’obtiendront pas de ce caractère féroce si imprudent qui attendra l’explosion de sa colère, et qui ne fuira pas au premier signe de la rage qui va fondre sur lui en grêle de coups et d’injures : une pitié tardive quand il sera terrassé ne viendra pas même à son secours.
Quoique les excès ne soient communs que dans les classes populaires pour qui je parle ; ils ne sont cependant pas inouïs dans les autres ; et quoiqu’il n’y ait rien peut être à craindre de si brutal de la part de ces hommes aussi endurcis que polis par le commerce de la bonne société ; Ce sont toujours eux qui offrent le moins de prise au sentiment, malgré l’urbanité de ses manières, défiez vous de celui qui n’a pas frémi dés l’enfance à l’aspect d’un cadavre ; qui s’est familiarisé avec les récits où les spectacles qui respirent la fureur, et retracent les images de la férocité, qui s’est plu à être témoin d’événements tragiques, vous lui peindrez inutilement votre tendresse, en vain vous lui raconterez vos infortunes ; il vous verrait sans pâlir expirer vous-même entre ses mains ; c’est un cœur usé : la sensibilité n’est plus en lui que l’irritabilité de la colère ; ses nerfs sont fatigués de sensations trop fortes, des ébranlements des résistances qui en ont été la suite se sont raidis et paralysés à la longue ; leur action ne peut se réveiller qu’à l’éclair du poignard, sur les champ de bataille ou sur les théâtres du carnage.

Les nations même comme les individus prennent de leurs occupations et de leurs spectacles habituels le caractère humain ou féroce qui les distingue. Les peuples pasteurs et agricoles qui ont constamment sous les yeux les tableaux vivants de la campagne et les inclinations paisibles de leurs troupeaux ne conservent communément que des gouts simples ; des habitudes vertueuses, des passions douces, ils sont hospitaliers, compatissant, moins courageux, parce qu’ils ont moins besoin de courage. Les peuples chasseurs ont au contraire des moeurs plus farouches ; ils se font des guerres cruelles ; ils versent dans leurs querelles, comme dans leurs chasses le sang des hommes et celui des animaux avec la même tranquillité, que s’ils se nourrissaient les uns des autres ;
S’il n’est pas défendu de rappeler ici ce qu’il devrait être donné à l’amertume de nos aveux et de nos larmes d’effacer de notre histoire, n’a-t-on pas vu éclore presque subitement une multitude de monstres sur une terre renommé par la douceur de ses habitants et comment pendant un petit nombre d’années plus d’horreurs que n’en fournit une longue succession de siècles ? Où en faut-il chercher d’autres causes que dans la contagion d’une férocité restée impunie et pour ainsi dire offerte en exemple, la populace s’accoutuma à des secousses violentes à des atrocités qui en se multipliant devinrent bientôt un besoin pour elle. A force de spectacles sanglants, sortis de cette foule exaltée par eux jusqu’à la frénésie des espèces de cannibales à qui il ne suffisait plus d’assister à des boucheries d’homme journalières, les témoins voulurent y prendre part et ils se montrèrent glorieux de porter au moins en trophée les membres qu’ils arrachaient de leurs trônes roulés dans la fange : et quelques uns ambitionnaient encore d’avoir bu le sang des plus respectables victimes de leur fureur.
Une vielle expérience avait tellement accrédité l’opinion que les hommes familiarisés avec le sang étaient les plus propres aux révoltes et aux attentats, qu’on a toujours tenté de les y entraîner pour y aguerrir la multitude. Les hideux satellites de Marius et de Silla qui faisaient tomber la tête des proscrits au premier coup d’œil des triumvirs dont tous les pas en se promenant dans Rome coûtaient la vie à quelques citoyens étaient des gladiateurs en grande partie et des esclaves destinés aux combats des bêtes féroces. C’est parmi ces bandes de scélérats vouées aux meurtres et au mépris de la vie humaine, que se perpétuait le véritable esprit des massacres et que le serment dans les cirques, dans les Colisées, les légions d’assassins aux gages des factieux et des tyrans, et que s’aiguisaient aux poignards qui les renouvelaient sans cesse.
Mais sans remonter si haut, et pour ne pas s’arrêter trop près de nous, ouvrons encore notre histoire à l’époque le plus déplorable, celle des troubles causés par la faction des Armagnacs et des Bourguignons, ne fut ce pas la fameuse troupe des cabochiens qui bouleversa Paris (sous la direction des bouchers effacés d’un trait !) et qui y commit des horreurs qu’on ne peut comparer qu’à la plupart de celle dont nous fûmes les témoins ?

Loin de moi cependant la pensée d’attaquer une profession nécessaire à la société, et d’atténuer parmi nous l’estime due à une classe d’hommes utiles, dont plusieurs doivent à un heureux naturel ou de s’être préservés de cette dureté qui serait le tort de leurs occupations et non de leur cœur ; ou d’y avoir remédié par des principes religieux, et par l’exercice habituel d’une bienfaisance réfléchie, qui ne s’applique à qu’à augmenter ses moyens de fortune que pour multiplier les secours à l’indigence.
Puisqu’enfin il est si difficile de se garantir de l’influence d’un métier qui paralyse bientôt les organes des sentiments, puisqu’il est impossible d’anéantir toutes les causes d’une maladie si funeste à l’homme il faut tacher au moins d’en amortir l’action journalière par la surveillance la plus attentive à tout ce qui peut dégrader les mœurs ou prévenir la férocité, mais on s’efforcerait en vain d’atteindre à ce but honnête ; et de protéger efficacement les animaux contre notre despotisme et nos caprices. Si en avouant franchement qu’il sont sous l’empire de l’homme qui peut les employer et les sacrifier à ses besoins, on en travaillait à le convaincre en même temps que comme il sont sujets à leur douleur, et aussi susceptibles que nous des plus vives souffrances, il ne saurait être douteux, que le créateur qui nous a abandonné leur sort ne se soit plutôt proposé de l’adoucir, en le remettant entre nos mains, que d’y ajouter de nouvelles vigueurs.

A quelle fin aurait-il mis en effet dans notre lueur, cette pitié approuvée même malgré nous pour le reptile malfaisant que nous avons fortuitement écrasé ? Pour qui la conscience secrète de nos injustes brutalités envers les animaux d’accord avec la raison nous rend elle si honteux même à nos propres yeux de cet abus de forces à leur égard ? Ne sont ce pas là les interprètes du maître commun qui stipule avec nous les conditions de leur esclavage ? Ne sont pas là les garants devant lui, qu’en échange de leurs travaux ils obtiendront par son soin une nourriture suffisante et les ménagements nécessaires ? Que devenus inutiles et rentrant dans la classe de ceux qui ne peuvent vous apporter quelque profit que par leur mort, on ne leur refusera pas au moins la plus douce, et que le prix de leurs sueurs pénibles, de leurs anciennes affections, de leurs services continus, ne sera pas un supplice gratuit rendu encore plus inexcusable quand il n’a de motifs que les petites recherches du luxe ou de la sensualité ?

Ne serait-il donc pas à souhaiter que les inspirations de l’humanité, les maximes de conduite et conformes à la nature fussent insérées dans la morale du peuple et répétées dans des instructions et des écrits à sa portée, que la religion ne désavouerait pas, mais comme leurs recommandations ne sont pas toujours soigneusement écoutées ; qu’il est des passions plus fortes que la pitié, et que la voix de l’intérêt est ordinairement plus efficace que celle de la raison, puisque la colère, l’avarice, et tant d’autres sentiments impétueux ou vils exposent les animaux. Surtout ceux qui sont dans la dépendance de l’homme aux traitements les plus iniques, j’ose dire les plus ingrats ; serait-il au dessous de la majesté des lois de prendre en quelque considération des êtres qui sont d’une si grand secours à la société, et qui contribuent si directement à la prospérité des Etats ? Envers qui d’ailleurs tous les procédés brutaux déposent contre l’homme qui se les permet et finissent par le dégrader. Le sénat d’une république fameuse s’irrita autrefois contre un enfant qui avait étouffé un oiseau dans ses main, Domitien occupait une partie de la journée dans sa délicieuse maison sur le lac d’Albane à enfiler des mouches avec un pinçon d’or inspira peut être moins de haine et de mépris par ses vices profonds et par les meurtres de tant de sénateurs, que par cet amusement cruel et bizarre, où le peuple romain crut déceler le gout secret du sang et de la destruction.

Après avoir publié des règlements indispensables sur l’éducation et la propagation des bestiaux, le pris et la qualité des nourritures, l’âge du tail [?] , la police des tueries, des charrois, sur la pêche, la chasse, la conservation ou l’amélioration des espèces que pourrait-on reprocher au gouvernement s’il ajoutait à ces premières lois quelques ordonnances particulières qui sauvassent de la brutale tyrannie du peuple des esclaves, des prisonniers malheureux destinés à son joug, à sa table, et non à ses barbares caprices ?

Pourquoi ne serait-il pas à des magistrats humains s’intéressant au commerce et à la multiplication des bêtes de somme qui n’en sont pas les agents les moins nécessaires, de veiller à ce qu’elles ne succombassent pas sous l’excès de leurs charges ?
Combien n’est il pas commun de les voir expirantes étendues au milieu des routes sous le fouet de leur impitoyable conducteur qui redouble de coups et d’imprécations à mesure que leurs forces s’épuisent sans aucun égard à leur disproportion toujours croissante avec le chemin qu’elles font et la masse qu’elles trainent.

Sans vouloir même relever d’aucun éloge l’école vétérinaire envisagée sous l’unique aspect de son utilité pour le salut des animaux domestiques qu’elle arrache à tant d’accidents mortels et qu’elle préserve de tant de maux ; il eut suffi pour applaudir à son établissement de la considérer comme le plus grand bienfait envers les propriétaires de ces animaux dans les campagnes, dont la vie dépend pour ainsi parler de celle de leurs troupeaux. Je ne crains pas même d’assurer que cette ressource oubliée des anciens attirera longtemps des bénédictions au ministre éclairé qui en prévit les heureux effets, et à ceux qui ne méprisèrent pas assez les villages et les étables pour les abandonner totalement aux épizooties qui les désolent et pour les priver des médecins, des remèdes et des soulagements qui hors de leur portée, étaient cependant prodiguées dans les villes.
 Mais il serait peut ni moins important ni plus impraticable de prévenir les maladies de ces mêmes animaux que de les en guérir, en fixant dans une certaine latitude le poids qu’ont imposé à chaque bête de somme, la route et le travail qu’elle peut faire par jour, les moyens de correction qui serait permis pour la dompter, ou la stimuler dans sa paresse. Si on rendait responsable de ceux qui auraient excédé de mauvais traitements ou de fatigues les animaux confiés à leur discrétion, qui leur aurait épargné sordidement une nourriture mesurée sur leurs travaux, on réussirait du moins en certaines circonstances à soustraire au dépérissement et à la langueur, à tant de violences meurtrières des serviteurs dociles qui faisaient plus longtemps la richesse de leurs maitres, si ceux-ci pouvaient se résoudre à devenir un peu moins leurs tyrans.
 Il est encore un scandale relatif au sujet que je traite trop fréquent surtout dans nos villes, et regardé peut être comme incorrigible ; mais que je ne saurais taire en cette occasion par l’influence qu’il a sur les mœurs de la jeunesse dans les classes les plus nombreuses, c’est ce langage infernal parlé aux animaux qui apprend à l’enfance même à ne proférer habituellement que les termes du mépris de la fureur, ou des plus infâmes turpitudes, à ne faire retentir nos rues que d’imprécations et de blasphèmes les premiers sons qui frappent l’oreille de l’âge tendre ; les signes si grossiers d’emportement laissent des impressions ineffaçables et infectent quelque fois l’éducation des rangs les plus élevés. Bien que ce mal ne soit que trop enraciné, peut être n’est il pas encore incurable, ne restons pas sans espoir de le diminuer au moins après de longs efforts en fermant la bouche par quelques menaces, ou par quelques punitions modérées mais promptes à ceux qui seraient surpris effrayant l’innocence de leurs exécrables propos. Rien au reste ne serait si infructueux que d’attaquer les habitudes scandaleuses sans l’entremise de l’autorité, et d’en confier le soin à la seule persuasion et au ministère évangélique qui y échouent depuis si longtemps.*

A la vaine objection qu’on est obligé d’employer les mots aussi sonores qu’insignifiant pour remuer efficacement des organes rétifs et paresseux, il est aisé de répondre que les mots qui paraissent signifier peu pour celui qui les prononce signifient souvent davantage pour celui qui les écoute ; qu’on les remplacerait facilement par des termes aussi énergiques et moins révoltants, que d’ailleurs il est des hommes et des contrées même qui n’en connaissent presque pas l’usage. Dans une grande partie de l’Italie, on n’adresse communément aux chevaux et à tout autre sorte de bétail que des sons inarticulés et même assez bas qui suffisent pour qu’ils discernent le sens de la voix qui leur est connue.
   Mais si une police éclairée veille à ce point sur la conduite de l’homme envers les animaux qu’il a choisis pour vivre avec lui sous le même toit, pendant le temps qu’ils restent compagnons de ses travaux et de ses voyages, elle doit encore moins les abandonner tout à faire, lorsqu’ils sont condamnés à une mort prochaine et à sacrifier leur existence à la notre.
La seule idée de se repaitre du sang d’un être vivant d’approcher de ses lèvres la chair encore fumante a du jadis causer un effroi que la faim seule à pu vaincre. Le premier qui céda à ce besoin impérieux fit trembler sans doute celui qui ne l’éprouvait pas. Il est encore des régions et des sectes où l’on ne conçoit de boucheries que chez les tigres, et où l’on en peut se représenter sans horreur des hommes assis à un festin chargé de divers cadavres que l’art même n’a pas rendus méconnaissables. Le temps des climats moins heureux, une multiplication d’hommes inespérée, des fléaux sans remèdes, des disettes plus générales, triomphèrent à la fin du préjugé si pardonnable qui luttait contre le besoin de donner la mort afin de ne pas la subir. Plus les premiers efforts pour vaincre le dégoût affreux durent coûter, moins les seconds devinrent difficiles. Le sentiment qui peut surmonter les premières répugnances n’a plus de proportion avec toutes les autres.

Mais puisque l’usage de la chair animale a si légitimement prévalu, et qu’il est prouvé sans réplique et évidemment établi que le maitre d’ôter la vie ne l’est pas toujours d’en choisir la manière, et que l’animal condamné à la mort ne peut pas l’être à un supplice dont aucun besoin ne justifierait la durée, ne forme-t-on pas des vœux pour faire cesser là dessus le silence de la loi pour que les victimes qu’on est forcé tous les jours d’égorger et en si grand nombre ne soient pas entièrement livrées à la discrétion de quelques hommes qui pourraient devenir coupables de barbarie dont les effets les plus redoutables ne sont pas ceux que l’animal éprouve ; ou ceux qui agissent même sur le moral de ses bourreaux ? Il n’en est encore d’aussi infaillibles et de plus pernicieux, c’est de flatter notre sensualité à un si haut prix ; de l’accoutumer à se satisfaire quoiqu’il en coûte, et de nous familiariser avec ce monstrueux égoïsme qui nous isole de tous les êtres souffrants, et qui nous amènerait à compter pour rien dans la suite les malheurs, les crimes les meurtres mêmes dont nous pourrions tirer quelques légers avantages, quelques satisfactions nouvelles.

L’humanité sous tous ces rapports invoque les anciens règlements et sollicite ceux qui seraient nécessaires encore pour empêcher l’homme qui n’a pas un cœur, d’abuser de son pouvoir sur l’animal domestique ; d’oublier envers lui la dette de sa reconnaissance jusqu’à le livrer quand la fin est prochaine à d’autres animaux rendus cruels à dessein ou à des ministres de morts échauffés de vin ou de colère qui lui arrachant la vie ne s’interdisent pas avec assez de scrupules toutes les cruautés gratuites que la cupidité le caprice ou la fureur inspirent. Dés qu’on sait que l’effusion du sang en donne imperceptiblement la soif, qui empêche une police attentive de fermer les boucheries au moment où s’y font les apprêts d’une exécution sanglante ; d’en interdire particulièrement l’entrée à la jeunesse si avide de sensations nouvelles que susceptibles d’une fausse ostentation de courage, et de s’opposer à ce que ceux qui ne sont pas destinés à un si triste métier se fissent un point d’honneur de perdre leur sensibilité aux cris affreux de l’animal terrassé qui se débat sous le couteau ; ou d’avoir vu sans pâlir teindre leurs vêtements des flots de son sang et ouvrir ses flancs échauffés où il circulait encore ?

Le suffrage de tous les amis de l’ordre et de toutes les âmes sensibles à la pitié ne serait-il pas promis de même au magistrat qui étendant ses vues au-delà de l’enceinte de nos maisons et de nos cités, ne regarderait pas tout à fait comme étrangers à ses soins les sauvages habitants de landes et de forêts qui quoiqu’indépendants de l’homme et souvent armés contre lui ne peuvent cependant lui échapper, et semblent ne l’attaquer ou ne le fuir que pour venir tomber plus promptement sous ses traits ou s’enfermer dans ses pièges ?
En convenant qu’à la pêche, à la chasse, comme à la guerre le droit de conquête est le moins contesté, reconnaissons aussi qu’il en faut user avec quelques modérations et puisque si peu d’hommes sont capables de cette réserve quand il peuvent y manquer impunément que la plupart n’ont point de lendemain, et voudraient engloutir en un jour tout ce que le hasard peut leur offrir fixons donc des limites à leur insatiable avidité : mettons au moins au couvert certains animaux des massacres indiscrets qui menacent en plusieurs lieus la durée de l’espèce toute entière, ne laissons pas exterminer à pure perte en un jour ce qu’il coûte à la nature tant de temps et tant d’art à produire. Les animaux malfaisants épargnent eux même le gibier qu’ils ne peuvent emporter. Le seul homme se fait un jeu de mettre en pièces celui même qu’il dédaigne et qu’il devra regretter un jour.
Mais je m’aperçois que j’étends peut-être mes voeux sinon au-delà des bornes de l’autorité civile, du moins au-delà de celle qui sont marquées à sa surveillance pour l’exécution de ses ordres. Je hasarderai cependant encore un conseil pour le châtiment de luxe qui brisant dans un aveugle dépit les yeux des oiseaux, mettent à mort les petits qui viennent d’éclore, ou appauvrissent les rivières, en refusant sans d’autres motifs que d’exercer un pouvoir destructeur de leur rendre les informes et innombrables enfants qu’elles réclament, afin qu’ils viennent prendre l’accroissement et la force sans lesquels on n’en peut tirer aucun parti. Plus coupable encore et plus punissable est le barbare matelot qui laisse périr dans de cruelles angoisses l’amphibie enchaîné à sa pesante maison ; riche découverte au mieux des voyages de long cours, abondante précieuse ressource pour le marin qui se n’empare. Il ne peut lui être défendu sans doute de renverser sur son toit immobile le poisson défiant qui lui échapperait sans cette mesure : mais il pêche doublement contre l’humanité s’il abandonne quand sa chaloupe est pleine, sur un sable brulant les mourantes tortues, sans songer à l’horreur de leur situation, et au besoin des vaisseaux qui aborderont les plages désirées, afin d’y chercher les provisions pour leur équipage et des remèdes à ses maladies.

Si cette cause, quelque juste qu’elle soit n’était plaidée sans mission qui devant un public égoïste soigneusement en farde contre tout appel sérieux à son équité et à son humanité, le défenseur des animaux n’obtiendrait sans doute qu’un sourire moqueur de ces hommes qui aiment mieux cacher leur dureté sous des plaisanteries ou l’autoriser d’une vain étalage de science et de subtilités que de s’attendrir un instant sur de maux à qui ils seraient forcés d’accorder de la compassion ; s’ils ne prenaient le parti d’en nier l’existence. Ils ne s’aperçoivent pas que tout le stoïcisme de cette philosophie qui se prétend supérieure à tous les sentiments et à tous les préjugés, consiste dans le fait de mépriser ce que les opinions qui l’assujettissent, à devoir ? Ou les douleurs qui ne peuvent l’atteindre et à ne rougir que d’une faiblesse de cœur trop incommode sur les infortunes d’autrui.


Pour moi, persuadé qu’on ne doit rougir que de sa force en pareille occasions, et appelé par le premier tribunal de l’opinion et de la philosophie à traiter une question qu’il a du juger d’un intérêt majeur, en la proposant et en désirant même d’attacher à ses résultats le sceau des lois, j’ai tenté d’approcher du sujet et d’amollir encore par quelques considérations touchantes les âmes sensibles sur le sort de ces êtres si négligés, jouets de toutes nos passions à qui nous devons néanmoins presque toutes les sources de notre vie, et qui en partagent toutes les souffrances, triste apanage de l’animalité commune entre eux et nous.
J’ai même osé croire qu’il ne pouvait être au dessous de la dignité du gouvernement de manifester quelque intérêt pour tous ce qui venait respirer dans ses domaines, et de resserrer sous son empire celui de la douleur qui quelque part que s’exerce son empire souverain. S’il laisse périr ou souffrir sans motif il se déshonore, il en a toujours s’il conserve, et s’il soulage ; alors il ne peut s’avilir. Que sommes nous devant le créateur de l’univers ? Nous parait-il moins grand quand il prend pitié de nos peines ? Aux yeux de qui enfin serait impensable ou superflu d’asserter d’une nation polie tout ce qui doit tendre à altérer la douceur de ses mœurs, ou y affaiblir la sensibilité qui est le ressort de toutes les vertus sociales, et à y ramener la grossièreté et la férocité dont les brusques et derniers effets nous épouvantent encore.
Les dépositaires du pouvoir qui ne négligeront pas de telles mesures montreront qu’ils sont approfondi la nature humaine ; qu’ils n’ont pas infructueusement étudié la constitution des cités et senti l’influence des petits moyens sur les grands effets, à l’exemple des législateurs anciens les plus éclairés qui se sont emparés de tous les détails de la vie domestique, et qui sen sont appliqués à former les mœurs par des lois, afin que les lois subsistassent ensuite par les moeurs. La population la richesse, la paix des familles la prospérité de l’Etat seront le prix de tant de sagesse et l’on sera jaloux de vivre sous un gouvernement dont la généreuse surveillance et les actions bienfaisantes s’étendront non seulement sur les hommes mais encore sur les animaux qui vient entre ses vastes limites.
Fin

Soyez donc leurs tombeaux, vivez de leurs trépas
amis d’un tourment sans fruit ne les accablez pas
Poème de la pitié chap. Ier

L. R le Saunier
Département du Jura