9. Je suis un animal, je pense que rien de ce qui concerne les animaux ne m’est étranger

Dissertation 9, par Dieudonné Malherbe.

Animal sum, animalium nihil a me alienum puto

Reçu le 8 messidor
Commissaires :
Le Bureau : Garran, La Révellière-Lépeaux, Dupont (Denemours), 
Toulongeon, Silvestre de Sacy.
Dissertation 9, 1re page
Dissertation 9, 1re page

Il est certain, il est incontestable, que plus un homme est humain ou dur envers les animaux, plus il est humain ou dur envers ses semblables. Il est donc clair que la solution de l’importante question que j’aborde et qui honorera à jamais l’Institut National qui l’a proposée pour sujet d’un prix de morale, la République française et le commencement du dix-neuvième siècle, se compose de toutes les conséquences de ce principe, non moins évident que fécond. Oui, l’expérience nous convainc et la raison nous persuade que celui qui souffre en voyant souffrir un animal est toujours, et ne saurait manquer d’être, compatissant envers les malheureux, et qu’au contraire celui qui est sans pitié pour les bêtes n’en a pas aussi et n’en saurait avoir pour les hommes, parce qu’il est impossible que notre cœur soit tout à la fois ou alternativement de chair et d’airain. Qui ne devinera donc la réponse que j’ai à faire à la question qui est l’objet de ce discours, ou plutôt qui ne lira dans le principe lumineux sur lequel je l’appuie, que les traitements barbares exercés sur les animaux sont les coups les plus dangereux que l’on puisse porter à la morale publique et que, par conséquent, on ne saurait faire trop tôt de bonnes lois pour les réprimer et pour faire cesser un abus aussi funeste à tous les êtres vivants et sensibles ?...Voilà donc un des plus intéressants, des plus utiles et malheureusement un des plus neufs problèmes de la morale. Résolu en peu de mots, et il me reste bien moins à prouver qu’à expliquer et à développer les deux dernières évitées qui ne sont que de justes et immédiates conséquences d’un principe qui ne pourrait être contesté que par des bouchers et des écorcheurs aussi stupides que sanguinaires.

Première partie

Le fameux apôtre de la Métempsycose et le Père de la philosophie moderne se sont trompé tous deux sur l’âme des bêtes, mais si l’erreur de Pythagore peut exciter un léger sourire dans les traits du visage [2], celle de Descartes ne peut qu’affliger la sensibilité d’un bon cœur. Les cris d’un animal qu’on frappe ou qu’on tue, semblables suivant son système aux sons d’une barre de fer que l’on forge sur une enclume, ne satisfaisaient-ils donc jamais que dans les anfractuosités de ses oreilles ?... Quelle erreur fut jamais plus contraire à l’humanité ! Et quelle erreur néanmoins a compté plus de partisans ! Mais il m’est doux de penser, d’après le cri de compassion que jeta l’aimable auteur de la Pluralité des Mondes, en voyant lancer un violent coup de pied à une chienne qui était près de mettre bas ses petits, il m’est, dis-je, consolant de croire, de dire et d’écrire que ce célèbre cartésien et que la plupart des disciples de l’immortel auteur des tourbillons, n’ont été ni convaincus, ni persuadés de cette trop fameuse opinion de leur maître et que l’esprit de système, peut-être plus pardonnable alors qu’aujourd’hui, il leur a fermé les yeux sur les dangereuses conséquences du système des automates. […]

[3] Ce n’est qu’en examinant les animaux de très près, qu’en vivant avec eux en ami et non pas en maître, et qu’en les étudiant avec un esprit idolâtre de la vérité, qu’on peut soulever un coin du voile épais qui cache le principal mystère de leurs opérations et ce n’est que par ces moyens que l’on peut se convaincre que la distance qu’il y a entre leur instinct et notre raison n’est point incommensurable. Aussi ne suis-je pas du tout surpris que l’éloquent Buffon n’ait vu aussi en eux que des horloges naturelles, un peu plus ingénieuses que nos horloges artificielles ; car ses plus grandes admirateurs, du nombre desquels je me serai toujours glorifié d’être, sont obligés de convenir qu’il n’observait la Nature que de toute la hauteur de son génie et par conséquent de beaucoup trop loin. D’ailleurs, outre que les preuves dont il étaye son sentiment ne doivent l’apparence de la solidité qu’à la magie de son style, et qu’il eût été incapable de répondre à cent objections qu’il ne s’est pas faites et qu’il était si facile de lui faire ; la persuasion qu’il en avait lui-même était si faible, qu’il pouvait être d’un sentiment contraire dans cent endroits de son Histoire Naturelle. Il me serait bien doux de pouvoir ici entretenir mes juges de mes souvenirs les plus chers et de leur raconter la vie d’un petit chien auquel l’une de mes sœurs et moi, nous devons plus des trois quarts de la nôtre, mais ils ne seraient pas obligés de me croire et son histoire fidèle et exacte jusqu’au scrupule [4] ne pourrait leur paraître qu’une fable ou qu’un roman. Au reste, quoi que l’on ait dit et quoi qu’on puisse dire encore, qu’il est plus aisé de faire voir ce que l’instinct des bêtes n’est pas ce qu’il est effectivement, sans vouloir décider de cette mystérieuse question, je n’hésite point à soutenir que la décision de Descartes est inadmissible, parce que tout nous prouve, et qu’il est hors de tout doute, qu’elles sont comme nous, plus ou moins sensibles. Or, il suffit que nous sachions avec certitude qu’elles sont sujettes à la douleur, sans l’avoir mieux motivée que nous, et il suffirait même que nous en eussions quelque probabilité, pour que nous nous fassions une loi de les traiter avec bonté et de leur faire le moins de mal qu’il est possible.

La reine de toutes les vertus sociales, la sainte humanité, embrasse tous les êtres sensibles. Ô vous, qui que vous soyez, qui ne compatissez aux peines d’un de vos semblables que parce que vous réfléchissez que le même malheur peut vous arriver, vous vous trompez si vous prenez votre compassion pour de l’humanité et si vous la prenez pour autre chose qu’un véritable égoïsme, puisque dans votre semblable souffrant, vous ne voyez que vous-même menacé de souffrir un jour comme lui. Mais frémissez-vous à la vue d’un bœuf attaché à la porte ou aux fenêtres d’une boucherie ? L’idée de l’affreux sort qu’il est prêt à subir est-elle pour vous un tourment ? Vous poursuit-elle longtemps et vous oblige-t-elle à déclamer contre les imperfections de notre malheureux monde ? Ne pouvez-vous vous trouver à côté d’une charrette trop chargée qu’un infortuné cheval tache en vain, quoiqu’avec les plus grands efforts, de faire avancer vers un lieu élevé, sans appliquer aussitôt vos bras aux voies de la roue que vous côtoyez, et sans ajouter toutes vos forces à celles de ce cheval épuisé de fatigue ? Ne pouvez-vous vous trouver auprès d’un homme dur, qui frappe rudement et mal-à-propos une bête de somme, un chien ou quelque autre bête sans lui faire de vifs reproches ? Ne pouvez-vous vous déterminer à donner la mort à une taupe, à un rat ? Ne pouvez-vous écraser un insecte nuisible qu’avec un effort pénible et un sentiment amer ? Alors vous pouvez vous flatter de posséder le plus précieux de tous les trésors, alors vous pouvez écrire que la mère de toutes les vertus sociales fait sa résidence dans votre cœur. La Panzoophilie est la seule matrice où puisse naitre la vraie philanthropie et celui qui se dit philanthrope sans être panzoophile ne peut être qu’un égoïste hypocrite. À la vérité, la plupart des choses perdent en profondeur ce qu’elles gagnent [5] en étendue, mais l’humanité devient plus profonde, plus active et plus brûlante, à mesure qu’elle embrasse plus de créatures sensibles. La raison qui seule élève l’homme au-dessus des animaux, mais qui lui défend d’en être le tyran, cette raison qui nous rend si fiers et si dédaigneux à leur égard lorsque nous fermons les yeux à sa bienfaisante lumière, ne nous fera-t-elle pas dire, si nous l’interrogeons à la vue d’un agneau sous le couteau du boucher, ô trois fois malheureuse créature ! Pourquoi ne suis-je pas à ta place ? Pourquoi n’es-tu pas à la mienne ? […]

Si la lumière de la raison en plein midi nous fait voir clairement que la pitié est la vertu à la conservation et à l’accroissement de laquelle la société doit s’intéresser le plus, puisqu’elle engendre la bienveillance, le désintéressement, la bienfaisance et toutes les vertus sociales, puisqu’elle voudrait voir tous les hommes heureux et que la seule pensée de la souffrance la fait souffrir, la même lumière renforcée de celle du grand flambeau de l’expérience, nous fait voir aussi que nous ne saurions devenir impitoyables envers les animaux sans le devenir en même temps envers nos semblables, que l’impitié (sic) dégénère bientôt en cruauté et que la cruauté est nécessairement amie de l’immoralité. Ceux qui ont étudié les passions sont convaincus que le combat de deux coqs ne saurait amuser un mauvais cœur sans lui inspirer en même temps le désir de voir le combat plus sanglant d’une bête féroce contre une autre bête féroce et ceux qui ont médité l’histoire sont persuadés que le combat d’un lion contre un taureau ne tarde pas de conduire les romains à celui d’un lion ou d’un taureau contre un gladiateur et que ce dernier spectacle les a conduits, le lendemain à celui d’un gladiateur contre un autre gladiateur. Ne nous étonnons donc plus que dans le dernier siècle de la République, on ait vu des riches pousser le goût de la cruauté jusqu’à se donner pendant leur repas cette dernière sorte de spectacles ; ne nous étonnons plus des vaisseaux de sang romain qui ont coulé dans les proscriptions de Sylla, d’Octave, etc. ; ne nous étonnons plus de la coupe remplie du même sang que Catilina but et fit boire à tous ses conjurés ; ne nous étonnons plus enfin que le Peuple Roi, qui ne l’était devenu que par ses mœurs pures et par ses vertus, soit devenu par sa cruauté et son immoralité, un peuple de vils esclaves.

[6] Rien n’a surpassé la manie des anciens Romains pour les spectacles de gladiateurs que la fureur des Espagnols pour les combats de taureaux : dans les bourgs et dans les villages, elle est la même que dans les villes, aussi ne peut-on lire sans frémir, le récit des cruautés que les Espagnols ont exercées dans le Nouveau-Monde sur les malheureux Indiens, et je ne peux m’empêcher d’émettre cette autre conclusion : aussi la redoutable Inquisition a-t-elle déployé chez eux une rigueur beaucoup plus terrible que dans tous les autres pays où elle s’est malheureusement introduite. Oui, je crois avoir signalé la vraie cause de ces deux grands malheurs ; car tout se tient dans le mal comme dans le bien et l’humanité ne peut être le premier mobile de celui-ci sans que le vice contraire à cette vertu soit le premier mobile de celui-là.

[…] [8] Tous les cœurs accessibles à la pitié sentiront qu’il ne m’a fallu rien moins qu’une ardente philanthropie pour dérouler un tableau aussi repoussant et qu’elle seule a pu me donner le courage de descendre dans tous ces détails, dont l’exposition très circonstanciée était malheureusement aussi nécessaire pour gagner ma cause qu’elle a été pénible pour ma plume ; ils sentiront que je n’ai trainé mon imagination et celle de mes lecteurs sur une foule d’objets ensanglantés que pour leur démontrer avec la plus lumineuse évidence, combien ces horribles coutumes sont funestes aux mœurs, et pour faire passer dans leur âme toute l’horreur et toute l’indignation que mérite le plus immoral de tous les abus. Il n’appartiendrait pas à un Liégeois de se charger de la tâche plus dégoutante que difficile de dresser une liste de tous les Liégeois qu’il a vus ne pas rougir d’applaudir au régime de la Terreur ; je pourrais faire voir bien aisément…

Infondum sed triste nimis renovare dolorem

À Dieu ne plaise que je veuille réveiller dans aucun Français les douloureux souvenirs d’une époque qui a vomi tant de maux sur la terre, mais le moins qu’on puisse m’accorder, c’est d’apostropher le barbare inconnu qui a inventé un dernier jeu de bourreaux, par les paroles vengeresses que le prince des poètes latins a mises dans la bouche de l’aimable reine de Carthage contre l’ingrat ennemi :

… duris genuit te cautius horrens caucasus, Hycandque admorant ubera tygres

 

[9]  Seconde partie

Quel est celui de mes juges, quel est celui de mes lecteurs philanthropes qui, ayant eu le courage de lire jusqu’à la dernière ligne de la première partie de ce discours pourra trouver mauvais que je commence la seconde par m’écrier avec le même poète, et pourra même ne pas répéter après moi :

Quod genus hoc hominum ? Quaeve hunc tam barbara morem permittit patria ?

Lequel d’entre eux n’appellera avec moi la justice au secours de l’humanité ? Lequel d’entre eux n’apercevra pas un grand vide dans les deux codes, conventionnel et criminel, et ne souhaitera ardemment que ces deux lacunes soient bientôt remplies, lequel d’entre eux en un mot ne conclura que le gouvernement français ne saurait trop tôt tourner son attention et sa sagesse vers les moyens de réprimer ces dangereux désordres et faire peser sur eux des lois assez sévères pour les noyer dans le cloaque de sang où ils vivent et où ils se multiplient.

La plupart des législateurs anciens, parmi lesquels je peux citer celui que le grand Bofsant appelle le plus anciens des historiens, le plus sublime des philosophes et le plus sage des législateurs, n’ont pas dédaigné de faire des lois en faveur des animaux, mais après les philosophes de l’Inde qui, dès les temps les plus reculés, ont couru dans cette carrière, mais qui ont dépassé le but en voulant l’atteindre c’est chez le peuple le plus éclairé de l’antiquité, c’est chez les Grecs qu’ont été conçues, méditées et promulguées les lois les plus sages en faveur des animaux. Plusieurs auteurs modernes ont pris plaisir à citer et à louer cette loi des Thessaliens qui prononçait la peine de mort contre quiconque oserait tuer une cigogne. Et le judicieux et éloquent auteur de l’Esprit des Lois semble avoir approuvé et même admiré les deux sentences de mort que l’Aréopage d’Athènes porta contre deux monstres à figure humaine, dont l’un avait tué un moineau qui s’était réfugié dans son sein pour éviter les serres d’un épervier qui [10] le poursuivait et dont l’autre avait crevé les yeux à son oiseau : « On est étonné, dit ce grand homme, de la punition de cet aréopagite, lequel avait tué un moineau poursuivi par un épervier et refugié dans son sein, on est surpris que l’aréopage ait fait mourir un enfant qui avait crevé les yeux à son oiseau, qu’on fasse réflexion qu’il ne s’agit point là d’une condamnation pour crime, mais d’un jugement de mœurs dans une République fondée sur les mœurs » (Esprit des Lois).

Je n’ignore pas ce qu’a dit là-dessus, le plus célèbre écrivain du dix-huitième siècle : « Non, je ne suis point surpris, dit-il dans son commentaire sur l’Esprit des Lois, de ces deux jugements atroces, car je n’en crois rien, et un homme comme Montesquieu devait n’en rien croire, quoiqu’on reproche aux Athéniens beaucoup d’inconséquences, de légèretés cruelles, de très mauvaises actions et une plus mauvaise conduite, je ne pense point qu’ils aient eu l’absurdité aussi ridicule que barbare de tuer des hommes et des enfants pour des moineaux. C’est un jugement de mœurs, dit Montesquieu : quelles mœurs ? Quoi donc ! N’y a-t-il pas une dureté des mœurs plus horribles à tuer votre compatriote qu’à tordre le cou à un moineau ou à lui crever l’œil ? ». […]

[11] Qu’on n’aille pas croire au reste que je me prépare à prêcher l’abstinence des Indous et des Pythagoriciens à laquelle néanmoins je ne puis m’empêcher d’applaudir et à laquelle je n’hésiterais pas un instant à me soumettre, si ce sacrifice non sanglant fait à la pitié et à l’amélioration de notre caractère et de nos mœurs pouvait mettre fin à tous les sacrifices sanglants que nous faisons à notre gourmandise pour ne point tenter l’impossible, je me contenterai de dire avec un grand poète :

Dès longtemps l’habitude a vaincu la nature ;
Mais elle n’en a pas étouffé le murmure.
Soyez donc leurs tombeaux, vivez de leurs trépas,
Mais d’un tourment sans fruit ne les accablez pas :
L’Eternel le défend, la pitié protectrice
Permet leur esclavage et non pas leur supplice.

En admettant donc que le Créateur a créé les animaux pour notre utilité et pour nos plaisirs et qu’il a accordé à l’homme la permission de se nourrir de leur chair et de leur ôter la vie quand cela lui est ou lui pouvait être véritablement utile, il n’en sera pas moins vrai de dire que le bon sens et la justice autant que l’humanité veulent qu’en leur donnant la mort, on les fasse souffrir le moins qu’on le peut ; car ou notre raison n’est qu’un être de raison, ou après l’avoir interrogée dix mille fois sur ce cas nous devons croire sans doute à ses dix mille réponses qui affirmeront toutes également que la douleur crie vengeance contre celui qui la cause en vain, et qu’elle le rend par conséquent criminel aux yeux de Dieu et des hommes.

[12] De ce dernier principe de morale non moins évident, non moins incontestable que les autres que j’ai fait servir de base à mon discours, il s’ensuit que tout gouvernement juste doit ordonner aux bouchers, sous des peines sévères, de donner aux animaux qu’ils tuent, la mort la moins dangereuse. Or, comme l’amputation de la tête faite d’un seul coup parait malheureusement être la moins douloureuse de toutes les morts violentes que l’on connaisse, il est visible que dans cette supposition, la guillotine est le seul instrument de mort qui puisse être toléré dans les boucheries.

Il ne s’ensuit pas moins évidement de tout ce que j’ai dit que tout gouvernement, ami des mœurs, et par conséquent que tout gouvernement républicain qui, selon Montesquieu, doit faire des mœurs son principal ressort, doit réduire les bouchers au plus petit nombre possible, doit appeler sur eux tous les yeux de la police, et doit soustraire à ceux du public l’intérieur des boucheries et jusqu’à la plus petite effusion de sang.

Que la gloire dont le dix-neuvième siècle peut se couvrir par cette réforme à jamais mémorable serait bien capable de faire pâlir la grande gloire dont le dix-huitième brille à nos regards ! Tout ce que j’ai dit donne la mesure de ce que je dirais si nos mœurs actuelles étaient beaucoup moins mauvaises, et si elles étaient en pleine marche vers la perfection dont elles sont susceptibles ; mais ce qui dans un temps plus heureux ne paraitrait que facile et agréable dans l’exécution, pourrait paraître aujourd’hui, trop austère, reboutant et même impraticable. D’ailleurs, le tableau des conséquences de mon principe fondamental se déroulera de lui-même à mesure que les mœurs s’améliorent, et montre même déjà dans sa partie dévoilée la totalité de la seule route sûre en politique qui conduit à l’abolition de la peine de mort. J’ose ajouter que l’heureux jour où toutes ces conséquences, sans excepter les plus éloignées, seront converties en autant de lois, méritera à très juste titre d’être appelé le premier jour de l’âge d’or.

Poètes, orateurs, philosophes, ne cessez de plaider la cause de la pitié et de l’humanité dans tous vos écrits ; rois, princes, magistrats, faites-les respecter et pratiquer en les respectant et en les pratiquant vous-mêmes ; pères et mères, prêchez-les souvent à vos enfants par vos discours et par vos exemples. […]

[14] Quels plus beaux exemples de courage et de civisme pourrait-on trouver dans les cent-mille infolios de l’histoire, que ceux que nous ont donnés plusieurs partisans de la métempsycose ? Qui ne sait que Pythagore, après ses longs voyages, se condamna à vivre loin de sa patrie pour ne pas courber son col sous le joug de Polycrate qui en avait usurpé le gouvernement pour la gouverner en despote ? Qui ne sait que plusieurs républiques de la Grèce lui demandèrent des règlements et des lois ? Qui ne sait qu’Apollonius de Tyne après avoir visité comme lui les Brahmanes des Indes, les Mages de Perse et les Gymnosophistes d’Egypte voulut ainsi voir Rome quoiqu’au péril de sa vie, pour connaître, disait-il, quel animal c’était qu’un tyran ? Qui ne sait avec quelle intrépidité, il déclama contre la tyrannie, se laissa conduire de sa prison au redoutable tribunal de Domitien qui voulait le juger et condamner à mort avec quelque apparence de justice, et avec quelle présence d’esprit et quelle fierté, il répondit à toutes les questions de ce monstre sanguinaire. Trouvera-t-on dans Caton d’Utique et dans Brutus un plus profond mépris et une plus forte haine du [15] despotisme que dans le sage de Samos et dans celui de Tyne ? Et reconnaitra-t-on, dans aucune des actions d’Alexandre le grand, plus d’héroïsme que dans celle du philosophe indien Calamus montant avec un visage serein sur un bucher qu’il ordonne d’allumer pour mettre fin à une vie qu’il ne pouvait plus rendre utile à ses semblables ? Les Espagnols et les Anglais, pour être moins humains, moins accessibles à la pitié que les Français, sont-ils meilleurs soldats que ces derniers ? Il n’y a sans doute que le délire qui pourrait rendre excusables ceux qui soutiendraient l’affirmative. Sont-ce donc les combats de taureaux qui ont fait remporter six cent victoires aux armées invincibles de la République française ? Non, non, c’est la haine de la tyrannie, c’est l’amour de la liberté qui ne sont nulle part si actifs et si brulants que dans un cœur où brûle le feu céleste de la pitié et de l’humanité. Loin donc de tous les rois, loin de tous les magistrats, loin de tous les législateurs. Enfin la fausse et funeste opinion qu’il faille brider la pitié, et si la trop fière Albion a rendu un grand service à la France, à l’Europe et même aux deux hémisphères de notre globe, en leur offrant l’inestimable présent de la vaccine, puisse la République française rendre bientôt à l’Angleterre et aux quatre parties du monde, un beaucoup plus grand service encore, en injectant dans tous les cœurs la pitié envers les animaux et en ajoutant un nouveau traité essentiel à la morale universelle.

Fin