21. Dissertation 21

Par Adrien Gauthier Lachapelle.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas

Reçu le 15 messidor an XI
Commissaires. Le Bureau, Garran, Révellière-Lépeaux, Dupont de l’Eure, Toulongeau.
Lu Silvestre de Sacy

« Quand ce ne serait que pour apprendre à aimer les hommes, il faudrait en faire une espèce d’apprentissage en aimant les animaux et en les traitant avec douceur et humanité »
Plutarque … Vie de Caton le Censeur

Dissertation 21, 1re page
Dissertation 21, 1re page

[(2)] Institut National
J’ai reçu un Mémoire pour le concours du prix proposé par l’Institut National sur cette question : Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ; et conviendrait il de faire des lois à cet égard ?.., ayant pour épigraphe : Quand ce ne serait que pour apprendre à aimer les hommes, il faudrait en faire une espèce d’apprentissage en aimant les animaux et en les traitant avec douceur et humanité. Plutarque … Vie de Caton le Censeur
Que j’ai numéroté 21 et délivré le présent récépissé
A Paris, le 15 Messidor an XI
(signature) Connu au Secrétariat de l’Institut

 

[1] Préface

 

Lorsque la première Société Savante de la capitale d’un grande Empire proposa une question importante et dont la solution intéressait la morale publique, elle elle devint l’heureux organe des volontés du gouvernement et l’interprète fidèle de ses sentiments. Le souvenir des beaux jours de cette Grèce si vantée se rattache encore à l’époque où vécurent ses plus vertueux citoyens, et sa gloire jetterait un éclat moins doux si les héros qui la firent respecter n’avaient eu pour contemporains les sages qui surent la faire aimer. Quel enthousiasme n’excite pas le seul nom de cette ville célèbre à laquelle Rome elle-même demanda des lois. Sous quel climat plus heureux vit-on jamais une réunion aussi importante de triomphes et de chefs d’œuvre ! Cette période brillante fut celle de la jeunesse du monde, elle en eut toute la vigueur et tous les charmes. Le temps chasse devant lui les siècles qui s’accumulent ; il a, dans sa marche rapide et meurtrière, détruit les empires, dispersé leurs orgueilleux habitants, englouti les générations et les monuments qu’elles croyaient devoir leur survivre : ce vieillard infatigable domine sur l’abyme que ses ravage ne sauraient combler ; mille torrents dévastateurs y roulent sans bruit, se croisent sans se heurter et dans l’éternelle nuit qui couvre l’horreur silencieuse du chaos où tout va se confondre, les débris consacrés par la vertu sont les seuls qu’un faible rayon éclaire et que puissent distinguer les superbes héritiers de tant de gloire et de tant de fortune. (Illisible) dans quelques racines éparses et le génie en pleurs qui les protège semble dire au voyageur qui les foule : c’est là qu’était l’autel de la pitié.

Les grands souvenirs ne sont donc immortels que par le sentiment ! Heureux peuples que la nature combla de tous ses dons il ne suffit pas pour vous rassembler d’avoir hérité de votre valeur, de vos lumières, de vos talents, de votre urbanité ; il faut être sensibles et humaines comme vous[1].

[2] Oh douce pitié ! Tu t’échappas sans doute du ciel où tout est bouclé, lorsque tu vins, habiter cette terre que tu devais consoler. Tu es le parfum qui s’exhale sur la vie, le baume qui guérit les plaies douloureuses. Tu ôtes à la pauvreté sa honte, tu écartes de l’opulence, la jalousie qu’elle excite, tu endurcis jusqu’aux traits de l’hideuse misère. C’est toi qui dépouilles les applaudissement donnés à une justice rigoureuse de ce qu’ils auraient de trop bruyants pour celui que la mort la plus ignominieuse attend, mais qui se respecte et se résigne. Tu calmes une partie des maux de la guerre, tu tempères l’état des lauriers accueillis au milieu du courage. Tu fais adorer les maitres de ta terre et les plus beaux de leurs droits. Celui de faire grâce, leur vient de toi. Le cœur des femmes est ton temple, l’amour lui-même, pour triompher, emprunte quelques fois tes traits et le cœur vertueux qui se débat finit par se livrer à lui, en croyant ne se donner qu’à toi. Tu n’es cependant ni l’amour, ni l’amitié, tu es tous les deux, tu es mieux que cela encore : c’est ta main qui soulève avec ménagement le voile sacré qui couvre l’infortune et ta présence répand dans le sanctuaire où elle gémit isolée, une lumière donc, et une chaleur vivifiante. Le dirai-je, le bonheur est peut-être trouvé sur la terre, au moment où celui que tu inspires soulage son frère et surprend avec transport sur sa physionomie altérée par la reconnaissance, une expression de mélancolie voisine de la joie dont le sourire vient se confondre avec la teinte récente de ses souffrances. Habitants des rives fortunées de l’Indus et du Gange vous lui devez quarante siècles de meurtres et de vertus. Superbe Héliopolis et vous, magnifiques sépulcres de Palmyre, vous lui devez vos plus touchantes impressions et les regrets accordés à la mémoire de cette Zénobie si fameuse et à celle de l’incomparable Laugin. C’est la pitié qui arracha des larmes au valet de onze chargé de présenter le cirque au plus sage des Grecs : et quand le plus éloquent de leurs orateurs exilé à Trézène fixait avec attendrissement les côtes de cette heureuse Attique, c’est elle qui, en lui faisaient oublier les torts de son ingrate patrie, ne lui permettait plus que de l’adorer et le rendait encore l’objet de tous ses vœux, comme elle l’avait été de tous ses soins, et toi généreuse et [3] sensible (Illisible) si tu passas les jours et les nuits de la saison la plus brûlante à écarter sans relâche les oiseaux voraces des cadavres de tes deux fils et de leurs compagnons d’infortune ; dis-moi quel autre sentiment te soutint ? Nous étendons cette affection généreuse jusque sur les animaux compagnons assidus et dociles de nos travaux et lorsque nous ne rencontrons que des ingrats parmi nos sensibles, son prestige en les élevant jusqu’à nous en fait presque des amis qui nous entendent et nous consolent. Le savant interprète de Virgile a exalté la pitié dans le langage des dieux, le seul qui soit digne d’elle ; j’ose l’invoquer dans un langage plus simple, le seul qui convienne à un homme obscur et isolé. Ce grande poète n’a pas dédaigné de nous intéresser à ces êtres soumis à notre Empire et doués de tant d’instinct : son cœur n’est pas trompé sans doute, et le mien ne saurait m’égarer en plaidant leur cause. Je ne me suis point dissimulé au surplus combien il était essentiel en traitant cette question de rester constamment dans une situation également éloignée de cette dureté repoussante qui n’est que trop commune, et de cette sensibilité déplacée qui, quoique plus rare, suppose toujours un peu de faiblesse. Le premier défaut semble concentré parmi ces égoïstes à tête froide et à cœur paralysé qui couvrent cette désolante manière d’être du voile d’intérêt publique et du prétexte de leurs grandes occupations. Le second paraît appartenir exclusivement au sexe et aux personnes dont l’âme aimante a besoin d’un aliment continuel. Ceux qui connaissent le cœur humain savent que les sentiments généreux, comme les vertus, s’acquièrent par la pratique ; nos semblables ne perdront rien de ce que nous leur devons quand nous traitons avec bonté tout ce qui nous entoure. Je dis plus, ils ne pourront qu’y gagner. Soyons donc doux et compatissants ; et venons à cet état naturel, à quelque distance que nos vices nous en ayant jeté, ne désespérons point de nous en rapprocher, tentons le du moins de bonne foi. Faut-il adjuger un motif à cette invitation ? Je dirai que notre propre intérêt exige ce retour : mais je rougirais de donner trop d’importance à ce moyen quand je m’adresse à la [4] nation la plus généreuse de l’univers. Le Français, couvert de gloire, a peut-être besoin d’en adoucir lui-même l’état trop vif pour des yeux faibles et jaloux ; et la pratique des vertus obscures peut, en assurant son bonheur, dérober aux peuples qui l’environnent une partie de sa puissance, ou la leur faire aimer.

Honneur et reconnaissance aux sages qui favorisent par leurs méditations et leurs travaux ce retour si désiré ; qui proposent modestement une question qu’il leur appartient de résoudre et qui invitent avec bonté ceux qu’ils peuvent instruire à leur communiquer leurs lumières. On accuse celui qui ne répondrait pas à cet appel majeur et qu’un amour-propre mal entendu empêcherait d’offrir à son pays le fruit de ses vertus. Alors qu’il s’agit du bonheur de tous, le noble orgueil d’y contribuer est presque une vertu, et la patrie toujours indulgente saurait au dernier des enfants dont la faiblesse même atteste le zèle, et dans les efforts duquel elle retrouve avec joie l’heureuse témérité de l’amour qu’elle inspire.

[5] On demande jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique[2] et s’il conviendrait de faire des lois à cet égard ?

Si le grave et judicieux Plutarque a pensé que l’habitude de traiter les animaux avec douceur pouvait nous apprendre à mieux aimer nos semblable, il est permis de croire que l’habitude opposée doit nous conduire à les aimer moins. J’affirmerai donc hardiment que les traitements barbares exercés sur les animaux blessent essentiellement la morale publique : qu’ils la blessent sous le double rapport des devoirs et des bienséances. Sous le rapport des devoirs[3], en affaiblissant par degrés le sentiment naturel de la compassion, ce premier ressort de toutes les impressions morales, qu’il est dangereux sans doute de rendre trop susceptible, mais auquel il faut conserver toute son élasticité. Sous le rapport des bienséances, en troublant le spectacle de la félicité publique et celui du bonheur particulier, je chercherai [6] ensuite à prouver qu’il est au moins inutile de faire des lois à cet égard, et que si l’excès du mal qui semble avoir provoqué la question exige ce remède violent, on ne peut faire que des lois de police[4].

Première partie

A Dieu ne plaise que je veuille ajouter à nos mœurs par une comparaison douloureuse, en me reportant à ces premiers âges du monde dont le souverain a tant de charmes. Cette simplicité touchante qui les distingue et dont nous retrouvons à peine quelques légères traces chez les peuples les plus favorisés de la nature, ferait aujourd’hui notre désespoir, si l’excès même de notre corruption ne nous offrait les moyens d’être encore vertueux sans prétendre à cette précieuse innocence[5]. Et pourquoi ne reposerions-nous pas une vue fatiguée par tant de désordres sur ce tableau enchanteur dont l’harmonie fut d’abord si parfaite. Transportons-nous un moment dans les délicieuses plaines d’Eden où l’Eternel plaça l’homme comme au centre du vaste empire dont il le rendait maître. Je crois entendre les premières paroles qu’il adressa à cette noble créature : Commande ici, lui dit-il, mais garde-toi d’abuser ; protège les êtres faibles, sois humain. A ce langage paternel succéda le don d’une compagne modeste et belle : son premier sourire apprit à son heureux époux tout son bonheur et bientôt le cortège nombreux des animaux qui venaient de lui être soumis, lui fit connaitre sa jouissance pour la (illisible).

[7] La première fois, les voûtes de ce temple majestueux retentirent des accents de la reconnaissance et de la joie, et ce vaste univers fut animé par la bienveillance. Cet état ne devait pas durer et je regrette de ne pouvoir demeurer dans les altérations successives qu’il a subies, les progrès de l’influence qu’ont pu avoir sur les mœurs les traitements barbares exercés sur les animaux ; mais l’histoire fournit peu de lumières sur ces rapports : soit qu’ils aient été négligés, soit que les résultats d’autres causes en apparence plus puissantes aient occupé les observateurs et les historiens, soit enfin que ces détails précieux concentrés pendant plusieurs siècles dans la famille, n’aient pas été transmis, ou ne nous soient pas parvenus.

Lorsque Dieu accorda au premier homme le pouvoir sur les animaux, ce pouvoir contenait (du moins on le présume) la permission de les offrir en sacrifice : celle de les manger semble n’avoir été donné plus positivement qu’après le déluge. Les rabbins prétendent que Dieu donna à Noé et à ses fils entre autres préceptes, celui de ne manger de la chair d’aucun, au moins coupée pendant que l’animal était encore en vie[6]. La loi de Moyse défendait de manger le sang des animaux sous peine de mort : la raison alléguée dans le texte est que le sang est la vie de l’animal. Il est assez probables, disent les commentateurs, que le but de cette interdiction était d’exprimer une espèce d’aveu que notre privilège de tuer les animaux et de manger leur chair n’est pas fondé sur la loi de nature qui y parait plutôt opposée, mais sur permission expresse de l’Auteur de la matière même. Si ces préceptes, ces lois ne prouvent pas qu’on eût des lors l’intention formelle de traiter les animaux avec douceur, ils attestent du moins qu’on a voulu leur épargner des souffrances inutiles et c’est quelque chose à, une époque où ils servent de victimes dans tous les sacrifices. Les siècles et les nations offrent à l’homme attentif un mélange de pitié et de barbarie, de respect et de mépris pour les mêmes objets, qu’il est difficile d’expliquer. Les Egyptiens sacrifiaient le bœuf à Isis, la chèvre à Jupiter, la brebis à Pan, et rendaient un acte intenté au chat, au chien, au loup, au crocodile (sic), prémices de mort pour celui qui en aurait tiré un, se mangeant plutôt les uns le autres que d’y toucher (illisible)

[8] Les Syriens, les Juifs sacrifiaient les animaux les plus utiles sans pitié. Cela étonnera moins chez ces derniers, quand on se rappellera les exemples terribles que faisait au besoin sur ce peuple indocile et remuant leur énergique législateur. Les Babyloniens, les Assyriens, les Mendésiens adoraient les animaux qu’ils égorgeaient ; les Scythes offraient à leurs dieux un grand nombre de chevaux et cela parce que cet animal a quelque chose de noble et de guerrier : tous les motifs de conservations devenaient des arrêts de mort. Ne sait-on pas que Crésus fit immoler trois mille bœufs à l’honneur d’Apollon : quelle révoltante pitié ! Quel luxe dégoutant ! Les Arméniens prédisaient l’avenir par l’inspection des entrailles de pigeons et de chiens. Les dieux exigeant des sacrifices, on leur offrit du sang et cet horrible encens s’éleva de tous les coins de la terre : à la honte de la Grèce et de Rome, il fuma sur leurs autels. Ces sacrifices commandés au nom des dieux par des ministres imposteurs et intéressés, ont dû entretenir cette férocité qui se reproduit sous tant de formes chez les anciens. Dans cette hypothèse, les traitements barbares qu’ils ont pu exercer sur les animaux ont nécessairement influé d’une manière moins nuisible sur leur morale, ces traitements se trouvant presque autorisés par les cérémonies de leur religion : circonstance qui ne nous permettrait pas de leur faire des reproches aussi graves[7]. J’ajouterai que les relations sociales étant alors moins étendues, les prévenances plus rares, les mesures des égards moins délicates, on n’avait pas besoin d’une bienveillance aussi active, ni aussi développée pour remplir tous ses devoirs envers ses semblables.

D’un autre côté, Homère nous apprend que, dans la simplicité des temps héroïques, on faisait un cas particulier de certains animaux : il parle des chiens qui suivaient constamment Télémaque ; de ceux auxquels Achille confiait la garde de son camp ; du fidèle Argus qui reconnut Ulysse et dont les caresses lui arrachèrent des larmes qu’il avait pu retenir à la vue de son fils.

[9] Plutarque loue Xanthippe d’avoir enterré magnifiquement son chien qui était comme son ami familier : il cite un certain peuple d’Ethiopie qui conférait toujours la dignité Royale à un animal de cette espèce et lui rendait des honneurs divins. Le royaume de Sender est encore, dit-on, gouverné par un singe : voilà l’abus et les extravagances. L’Hottentot, si âcre, si méprisable, qui déplace les animaux vivants, a un soin particulier de ses troupeaux. Chez les Arabes, quand un chameau femelle, ou une brebis avaient dix fois mis bas des jumeaux, on lui coupait une oreille et on lui permettait d’aller chercher pâture librement tout le reste de sa vie. Les Indiens traitent avec beaucoup d’égards la vache, le buffle surtout. Dans le Shâstes, le premier commandement de la première partie défend de tuer aucune créature qui ait vie. Les anciens brahmanes, et les modernes aussi, se faisaient un scrupule affreux d’ôter la vie au plus vil des insectes : voilà sans doute le comble du ridicule.

Ces atrocités, ces bizarreries sont constantes ; elles se renouvellent même de nos jours sans que nous puissions en conclure rigoureusement que les peuples chez lesquels elles sont plus ou moins multipliées, ont une morale plus ou moins altérée. Cela est si vrai que ces mêmes peuples sont cités comme des modèles sous d’autres rapports. On vante la reconnaissance et la frugalité des Egyptiens ; le caractère hospitalier de ces Gaulois si féroces ; c’est un témoignage que les Grecs et les Romains se sont plu à leur rendre. Les Etrusques, dont la religion n’était qu’une grossière idolâtrie, avaient une politique qui paraît avoir été fondés sur les maximes de la sagesse la plus consommée ; les Romains mêmes reçurent d’eux un supplément à leurs douze tables[8]. Je vois les Russes à demi-civilisés traiter les animaux avec douceur, tandis que la grave nation espagnole, dont la magnanimité est connue, fait ces délices les plus chères de ces combats, révoltants annoncés d’avance avec tant (illisible) et préparés à si grands frais, où l’agression expose une vie dont il doit compte à l’Etat et ne peut obtenir qu’une victoire honteuse. Le farouche Anglais dont l’énergie et la patience

[10] Enfants quelquefois des miracles, qui croient naitre philosophes comme les autres le deviennent ; se passionnent pour des courses où l’animal le plus précieux paye souvent de sa vie le triomphe qu’il procure à son maitre[9]. Que penser de ces dissonances morales ?… Sans en tirer des conséquences trop rigoureuses en faveur de l’opinion que j’émets, je ne puis m’empêcher de faire observer : que ces mêmes Egyptiens qui sacrifiaient des animaux, brulaient vifs trois hommes par jour pendant la canicule ; que ces Arméniens, ces Syriens, ces Phéniciens, ces Babyloniens dont la barbare curiosité cherchait avidement des présages dans leurs entrailles palpitantes, égorgeaient au besoin leurs captifs, leurs parents, leurs enfants : que ce peuple qui verse avec plaisir le sang de ses taureaux est le même qui perd un temps précieux à contempler des dogues et des coqs qui se déchirent, sont aujourd’hui les tyrans abhorrés de la nation la plus douce (sic) de cette nation pour laquelle la nature a tout fait, qui ne sait que gémir ; que son éloignement semblait devoir garantir pour toujours de l’oppression d’un maître étranger et que le sort a soumis pour son malheur à celui de tous qui sait le moins faire aimer sa domination[10].

Peuples modernes qu’une religion plus pure et plus douce appelle à l’exercice de tous les sentiments généreux, c’est en vain que vous croirez pouvoir servir de modèle aux générations futures si vous n’étiez pénétré de cette vérité importante : qu’il faut savoir mériter l’amour de ceux dont on prétend commander l’admiration ; et que pour être aperçu de la postérité il faut chercher la base de son élévation dans l’accomplissement de ses devoirs. Ceux que nous avons à remplir envers nos semblables sont des devoirs absolus, ne nous y trompons pas : les négliger est un crime. La bienveillance, qui n’est autre chose que le désir de faire du bien et la bienfaisance qui en est l’accomplissement nous en rendront la pratique facile : ces deux vertus renferment toutes les autres et ne sont-elles mêmes que la pitié. Aussi Rousseau a-t-il eu raison de dire [11] que « la générosité, la clémence, l’humanité n’étaient que la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général, que la bienveillance et l’amitié même n’étaient à les bien prendre que des productions d’une pitié constante ». Et Pope s’est trompé lorsqu’il a avancé que « la compassion n’était que l’effet d’une imagination qui a élevé par degrés de l’idée vive au sentiment réel de la misère des hommes ». L’émotion de l’âme précédant toujours ce travail de l’imagination. Il est donc bien essentiel de développer de bonne heure chez nous ce germe précieux de toutes les vertus, de favoriser les actes qui peuvent l’entretenir et le fortifier ; en un mot de faire de la plus douce habitude, celle d’aimer, une habitude, que dis-je, un besoin de toute la vie. Nous n’y parviendrons qu’en écartant soigneusement ce qui prépare l’âme à l’indifférence ; car de l’indifférence à l’égoïsme il n’y a qu’un pas et le triste égoïsme, on le sait, rompt tous les liens de la société. Or, si le spectacle seul de la misère peut à la longue nous rendre indifférents, que l’effet plus désastreux ne produira pas celui des barbaries exercées sur les êtres qui nous entourent et que nous pouvons tourmenter impunément. Ces traitements révoltants d’abord, mais bientôt l’on n’est pas même ému. Si la voix de la nature se fait encore entendre, on cherche à s’étourdir, on s’accuse de faiblesse, on craint de paraître ridicule, on finit par être de sang-froid et cette funeste habitude contractée par degrés et presqu’à notre insu, nous rend insensibles aux maux de nos semblables[11]. Les premiers soins à prendre dans ce genre de choses regardent particulièrement l’enfance[12], les impressions reçues à cet âge influent sur toute la vie. En général, les enfants aiment les animaux et les animaux se plaisent avec les enfants. Les premiers semblent déjà faire usage d’un pouvoir dont ils ne soupçonnent guère l’étendue. Les secours paraissent solliciter d’avance pour eux-mêmes et surtout pour leurs pauvres familles [12] les bontés de ces jeunes maitres : il est rare qu’ils leur fassent du mal, les plus heureux deviennent doux, les plus féroces se laissent caresser[13]. A quoi cela tient-il ? Serait-ce que la mémoire des mauvais traitements qu’ils ont éprouvés ne se rattache pas à la présence de ces êtres faibles ; serait-ce parce que les enfants les abordent avec confiance et que cette confiance semble par une espèce de magie et à l’Être que nous célébrons, la volonté de nous nuire, quand il en aurait le pouvoir ? Serait-ce enfin que ces petites masses les offusquent moins ?

J’abandonne ces discussions oiseuses pour ne voir dans cette bienveillance réciproque que l’admirable prévoyance de la nature qui rapproche par des mouvements secrets, doux et irrésistibles à la fois, les êtres forts pour concourir à ses desseins. On m’objectera qu’il y a beaucoup d’enfants qui n’aiment pas les animaux, qui les maltraitent. Je répondrai que ces exceptions qui ne prouvent rien, n’ont lieu que chez les enfants très jeunes que je regarde comme de jolies machines ; ne voit-on pas tous les jours un enfant de cet âge serrer jusqu’à l’étouffer un oiseau qui fait tout son bonheur. Si on l’entend parler des enfants d’un âge plus avancé, je dirai que cette dureté est déjà le résultat des mauvais exemples qu’ils ont eu sous les yeux, mauvais exemples contre lesquels je me récrie. Cette bienveillance, aujourd’hui si altérée, nous est tellement naturelle que, doués de plus de lumière et de plus de réflexion, nous aimons les animaux dans mille circonstances ; ils nous inspirent un intérêt dont nous avons peine à nous défendre ; nous sommes parfois plus touchés de leurs souffrances que de [13] celles de nos semblables, quelle est la cause de cette préférence involontaire dont nous rougissons sans être les maîtres de l’accorder ou de la refuser[14]. C’est, me dirait-on, parce que les animaux ne perdent jamais les qualités « qui les font aimer, et que le sentiment de la pitié que nous inspirent leurs maux ne peut jamais être affaibli en nous par l’idée de leur corruption »[15]. C’est aussi, je crois, parce que l’attachement est en raison de la liberté du choix ; c’est encore parce qu’ils sont à notre merci, qu’alors nous protégeons et que l’amour-propre s’en mêle. Accordez-vous donc avec vous-même, me dirait-on : d’une part, vous blâmez hautement les traitements barbares exercés sur les animaux et vous déplorez les suites funestes de ces traitements : de l’autre, vous gémissez sur la prédilection qu’on a trop souvent pour eux. Ces deux abus ne devraient pas se rencontrer chez le même peuple. Je réponds : le fait est qu’ils s’y rencontrent ; et j’ajoute que cela n’implique point contradiction. Le premier est sans contredit plus général et il affaiblit, comme j’ai cherché à le prouver, le sentiment naturel de la compassion. Le second, beaucoup plus rare n’est qu’une fausse application de ce même sentiment. Celui qui maltraite un animal le rend malheureux et devient insensible aux peines de ses frères : celui qui le gâte fait un heureux et leur dérobe seulement une partie de ce qu’il leur doit. Il faut avouer cependant que dans la concurrence l’animal choyé l’emporte souvent sur le malheureux qu’on soulagerait à moins de frais. Je suis loin d’applaudir à ces tendresses ridicules qui privent tant d’infortunés des secours qui leur appartiennent. Il faut en avoir été témoin pour croire que des êtres raisonnables, sensibles puissent s’abaisser jusqu’à ces complaisances qui ne seraient que risibles, si elles ne devenaient révoltantes par les excès qu’elles entraînent. Ne voit-on pas des femmes prodiguer les caresses les plus passionnés à [14] des chiens qui ne sont rien moins que jolis et aimables ; mettre à contribution, s’ils sont malades, la cuisine d’un rôtisseur ; harasser par des courses et des veilles continuelles, leurs domestiques qui sourient de pitié ; fatiguer leurs connaissances et leurs amis par les détails les plus dégoûtants et les questions les plus niaises ; perdre enfin le sommeil et l’appétit en les soignant et ne se rappeler qu’elles ont un mari et des enfants que pour leur faire supporter l’humeur que leur donne un pareil assujettissement. C’est ainsi qu’une fausse sensibilité nous égare et nous rend à la fois ridicules et injustes.

J’ai toujours raisonné dans l’hypothèse que les bêtes ont une âme et que cette âme est un principe immatériel, doué de perceptions, de sentiments, de volonté, d’activité, de mémoire, d’imagination ; mais qui ne réfléchit point sur ses opérations, qui ne généralise point ses idées, qui n’est point susceptible de moralité. Il en résulte surement que les Bêtes souffrent puisqu’elles sont douées de sentiment, c’est d’ailleurs l’opinion la plus accréditée : secondement, qu’elles ne contribuent en rien, qu’elles n’ont point de prévoyance, qu’elles ne peuvent avoir aucune mauvaise intention ; par conséquent, que nous n’avons jamais de prétexte plausible pour les maltraiter. Je citerai à l’appui de ce que j’avance ce que dit Charles Bonnet de Genève : « L’homme est oui un être intelligent et moral… dès que l’expérience et le raisonnement lui rendent probable que tel ou tel être est doué de sentiment, il doit en agir à l’égard de cet être conformément aux rapports naturels que la sensibilité met entre l’homme et tous les êtres qui participent comme lui à cette noble prérogative ». Il dit dans un autre endroit : « L’homme risquerait de corrompre bientôt ses mœurs, s’il se familiarisait trop avec les souffrances et le sang des animaux : cette vérité morale est si soûlante qu’il serait superflue de la développer ». Ceux qui sont chargés par état de diriger les hommes ne la perdront jamais de vue. Or, comment le spectacle trop répété de ces souffrances corromprait-il nos mœurs, si ce n’est en affaiblissant par degrés le sentiment naturel de la compassion que la nature a placé au fond de nos cœurs pour notre conservation, et le bonheur de tout ce qui existe. L’empire de la pitié ne peut se maintenir que par la touchante harmonie qui résulte des efforts continus de chacun en particulier pour contribuer au bien de tous, et de l’empressement et du concours de tous à procurer [15] le bien d’un seul. C’est un échange désintéressé de soins et de secours qui entretient l’existence du corps social : c’est une circulation non interrompue, si j’ose m’exprimer ainsi, de sentiments plus ou moins vifs, plus ou moins généreux qui portent la vie du centre aux extrémités et la rapportent des extrémités au centre, sans qu’on puisse distinguer dans cet heureux mélange, quelle partie de ce vaste corps a le plus fourni ou le plus reçu. Qu’il est capable celui qui trouble cette sage économie, par des emportements toujours déplacés et par une brutalité qui se met au-dessous de l’animal qu’il maltraite.

Ajoutons à ces considérations d’un intérêt majeur, quelques considérations particulières qui semblent offrir peu d’importance, mais auxquelles notre corruption en donne beaucoup : je veux parler des bienséances. Qui sait si notre morale ne sera pas bientôt réduite à ce seul élément ! Il serait insuffisant sans doute pour nous garantir d’une désorganisation complète, mais encore faudrait-il le conserver précieusement alors que sur une mer orageuse, la fureur des flots et les éclats de la foudre, ont achevé de briser le vaisseau longtemps battu par la tempête, il faut saisir fortement les moindres débris ; lutter avec courage contre l’élément perfide et trouver son salut au milieu des horreurs de la destruction et de la mort. Conservons l’image des vertus que nous avons perdues, quelles qu’imparfaites qu’elle puisse être, au point où nous sommes arrivés, elle les remplacera presque. Si nos regrets sont sincères, nous pouvons prétendre encore à les recouvrer[16] et le simple simulacre d’un bonheur qui n’est plus suffira pour nous garantir du désespoir. C’est ainsi qu’un amant comblé des plus douces faveurs, mais trop souvent infidèle, se console avec l’image adorée de l’objet qui devait le fixer et qu’il a perdu, lui adresse ses plaintes, ses regrets, ses vœux ardents pour un retour qui lui rendrait la vie, et n’a pas la force de devenir inconstant quoique plus libre, parce qu’il aime de bonne foi, et surtout parce qu’il sent que son repentir peut lui mériter un pardon qu’on n’aura pas la force de lui refuser.

Les traitements barbares exercés sur les animaux blessent la morale publique sous le rapport des bienséances en troublant le spectacle de la [16] félicité publique et celui du bonheur particulier. N’est-il pas choquant de voir au milieu d’une fête bien ordonnée dont tout le monde partage la joie, un charretier brutal qui jure d’une manière effroyable et qui déchire à coups de fouet, les flancs décharnés de ses chevaux excédés de fatigue et d’inaction ; et dont les efforts redoublés mais inutiles font jaillir mille étincelles du pavé brulant qu’ils foulent avec fracas et prolongent les angoisses des spectateurs. N’est-on pas affecté désagréablement par le mélange des équipages les plus lestes et les plus élégants trainés par des courriers dont l’impatience atteste la vigueur, avec ses voitures lourdes et disloqués, péniblement trainés par des animaux de taille et de force inégales, qui n’ont rien de commun que leur excessive maigreur et qu’on a peine à croire appartenir à la même espèce ; qu’on harcèle continuellement pour la forme, et que leurs conducteurs impitoyables frappent uniquement pour faire parade d’une bonne volonté qui s’évapore en gestes et sous l’appât de la plus mince rétribution. Qui n’a pas acheté trop chèrement le plaisir d’une journée de repos passée dans la confiance et l’intimité, par la rencontre imprévue et inévitable d’un boucher couvert de sang, armé d’un bâton noueux, accompagné de chiens furieux et écumants, frappant à tort et à travers des animaux étourdis par le bruit qui les environne, dont les beuglements déchirent l’âme ; qui se cherchent, s’appellent, se répondent tristement ; animaux utiles que notre luxe si vanté engloutit par milliers, qui n’obtiennent que la mort pour prix des plus longs services, et qu’on semble s’étudier à faire souffrir. Je ne résiste pas au besoin de le dire : je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’Europe une seule ville où les traitements de ce genre soient aussi barbares et aussi multipliés, que dans la capitale habitée par le peuple proclamé le peuple le plus doux et le plus humain de la terre. L’homme sensible est réduit à gémir sans cesse sur des maux qu’il ne peut ni prévenir, ni soulager, et à se demander s’il appartient à la nation au milieu de laquelle il vit. Il y a fort heureusement, comme on l’a observé, d’assez longs intervalles entre les fonctions cruelles de certains Etats pour laisser au cœur la liberté de reprendre une partie de sa sensibilité [17] naturelle : car nous serions bientôt entourés de bourreaux et d’assassins que rien ne pourrait contenir. Encore une fois, évitons soigneusement ce qui nous familiariserait inutilement avec l’image de la peine et de la douleur.

Si dans les circonstances que je viens de rapporter le mauvais exemple est dangereux, il ne l’est pas moins dans l’intérieur des familles où les enfants et les domestiques ont les yeux continuellement fixés sur la conduite des chefs. Lorsque dans des accès d’humeur ou de colère, ces maitres imprudents maltraitent les animaux qui leur appartiennent, voyez comme alors le jeune enfant pleure à l’écart et cherche à dérober ses larmes ; voyez comme il court, dès qu’il croit n’être pas aperçu consoler le pauvre animal que sa présence et ses petites caresses rassurent. Voyez comme le serviteur fidèle que le respect tient éloigné, et que la soumission rend muet, gémit tous bas sur les souffrances qu’endure l’animal docile et reconnaissant qu’il soigne et qu’il conduit[17]. D’un autre côté, combien de maîtres doux et humains voient chaque jour leur bonheur troublé par la brutalité des domestiques qu’ils emploient, qu’ils ne peuvent surveiller qu’imparfaitement et dont l’ignorance et le mauvais naturel, détruit les effets de leur bonne volonté pour tout ce qui les entoure. Parlerai-je de ces dissections que j’appellerais si elles n’étaient pas cruelles : de ces dissections qu’on multiplie à un point qui permet de douter si les espèces sur lesquelles on se les permet, surtout désormais assez fécondes pour fournir aux recherches de tant d’observateurs. N’est-il pas fatiguant pour des voisins paisibles ou sérieusement occupés, d’entendre durant des heures entières, les hurlements douloureux d’un chien qu’on écorche tout vif, ou les cris perçants d’un chat dont les grimaces horribles et variées divertissent le démonstrateur et les élèves. Peut-être sourirait-on de pitié si j’osais dire que le droit de propriété est violé par les enlèvements que nécessite l’entretien de ces nouveaux amphithéâtres. Je demanderais seulement aux gens de l’art s’ils croient sérieusement que ces expériences barbares les conduiront aux résultats qu’ils se promettent. On sait qu’en travaillant sur le cadavre, ils ont déjà un désavantage marqué dans l’application de leurs observations au corps vivant ; n’en auraient-ils pas ici un plus grand encore [18] En observant la nature dans des crises effroyables ? Je crois voir un homme troubler l’eau d’une rivière pour distinguer plus aisément dans le fond les corps étrangers qu’il veut en retirer. Ces expériences auraient lieu sur des animaux malfaisants, que je blâmerais les souffrances inutiles qu’on leur ferait éprouver : ils font partie du grand tout ; nous avons les moyens de les détruire, nous en avons le droit, mais nous n’avons pas celui de les tourmenter. Charles Bonnet dit en parlant de l’estimable De Bichettes : « Cet observateur infatigable se félicitait de n’avoir employé que huit ou neuf chenilles (qu’il noyait encore dans l’eau avant de les ouvrir) pour son merveilleuse traité anatomique de la chenille : il ne se faisait pas, ajoutait-il, une réaction de détruire les êtres organisés : combien ne serait-il pas à désirer que l’ordre, ou le bien général, fut toujours aimé avec la même superstition ». Et plus loin, il fait cette réflexion : « Si Gélon stipulait pour l’humanité quand il interdisait aux Carthaginois vaincus, les sacrifices humains, Lyonet stipulait pour l’animalité, quand il traçait les devoirs de l’anatomiste. Voilà je pense des autorités qu’on ne récusera pas. Cette cruauté froide que je reproche à ceux qui se livrent à ce genre de recherches, étonnerait moins chez un Descartes ou chez un Malebranche : elle serait une conséquence nécessaire de leurs principes et la conviction peut souvent chez des personnes fortement prévenues en faveur d’un système, étouffer jusqu’aux soutenances les plus naturelles. Mais la plupart de ceux que j’accuse de multiplier sans nécessité ces expériences barbares n’ont probablement pas à faire valoir les mêmes excuses. Je ne blâmerai qu’avec précaution les supplices de tout genre que les fournisseurs de comestibles et les coutiliers font éprouver aux animaux qu’ils élèvent ou qu’ils préparent pour nos tables : des réclamations motivées étoufferaient bientôt l’imprudente voix qui chercherait à se faire entendre ; mieux vaudrait mille fois pour sa propre sureté, chercher à saper les bêtes du gouvernement le plus jaloux de son autorité. Cependant comme ces traitements barbares ont lieu dans l’intérieur de la famille, je ne les regarde point comme indifférents par rapport aux suites qu’ils peuvent avoir : ils fatiguent d’ailleurs ceux qui en sont témoins. Comment concilier les abus que je [19] viens de citer avec les lumières et l’humanité du siècle où nous vivons, d’un siècle proclamé le siècle par excellence et dont nous sommes intéressés comme contemporains à soutenir la gloire. Ce n’est guère la peine de se tant vanter quand on ne veut pas mieux faire que les autres : et lorsque la pratique des vertus les plus simples paraît déjà trop difficile, il ne faut pas ajouter à cette difficulté par des prétentions fastueuses qu’on ne veut ni qu’on ne peut réaliser. J’ajouterai que la cruauté suppose toujours de la faiblesse[18] : non pas dans ce sens qu’on est plus faible que celui qu’on opprime, ou qu’on ne cherche guère a opprimer que celui dont on n’a rien à redouter ; mais dans ce sens qu’on envie bassement la supériorité de ceux dont on n’a ni les vertus, ni les talents et qu’on cherche alors à se dédommager de l’ascendant qu’on ne peut avoir sur ses semblables, par l’empire qu’on a exercé sur des êtres qui ne s’y peuvent soustraire et qu’on semble accuser de n’être pas d’une nature assez relevée pour que leur soumission flatte notre orgueil.

Comme Français, nous devons être jaloux de conserver cette réputation si flatteuse et si bien acquise, d’être le peuple le plus doux et le plus aimant. Travaillons donc sans relâche au bonheur de tout ce qui nous entoure ; ouvrons notre cœur aux affections généreuses, ne repoussons jamais ceux qui nous préviennent, sachons prévenir ceux qui n’osent se livrer : gardons-nous de prodiguer les expressions d’un sentiment que nous n’éprouverions pas ; évitons de nous passionner pour des êtres que nous devons protéger, il est vrai, mais qui nous sont soumis. Ecartons de la pénible carrière que nous avons à parcourir tout ce qui pourrait la rendre plus douloureuse. Ayons le bon esprit de sentir que les talents ne remplacent pas les vertus ; n’imaginons pas follement que la grande importance que nous affectons d’attribuer à certaines occupations, nous disculpe dans l’esprit de autres des torts que nous avons envers eux dans des choses en apparence peu importantes et que nous négligions, mais dont la liaison avec leurs intérêt ou leurs plaisirs n’est pas moins réelle.

[20] Seconde partie

Pour affirmer qu’il est au moins inutile de faire des lois en faveur des animaux, peut-être faudrait-il rechercher soigneusement chez quels peuples il en a existé de cette espèce ; s’assurer de l’influence de ces lois sur la morale de ces mêmes peuples, apprécier avec justesse cette influence ; démêler surtout si les traitements barbares exercés sur les animaux ont corrompu la morale, ou si une morale déjà corrompue a donné lieu à ces traitements ; calculer l’action réciproque de ces deux causes, si comme je le crois, elles ont pu agir simultanément : en un mot recueillir une assez grande quantité de faits et d’observations pour se mettre à l’abri du reproche fondé d’avoir substitué son opinion particulière aux résultats précieux de l’expérience de tous les siècles. En fouillant cette mine inépuisable, une main plus habile saisirait sans doute des fils qui m’échappent : J’ai cru pouvoir donner la solution du second point de cette question sans me livrer à un travail au-dessus de mes forces. Quelques réflexions que je soumets à mes juges ont achevé de me décider. Ce que je chercherai n’a peut-être jamais existé, me suis-je dit : quelle apparence en effet que des peuples grossiers ou féroces pour la plupart ayant songé à faire de semblables lois. Est-il probable qu’on ait jamais cru avoir quelque intérêt à traiter avec bonté des êtres qu’on engorgeait par milliers sur les autels des dieux ; qu’on ait cru surtout devoir en faire une obligation. Quant aux peuples modernes, trouverai-je dans leur morale des nuances assez prononcées en bien ou en mal aux différentes époques pour justifier les inductions que je me permettrai d’en tirer ? Et si je me crois autorisé parfois à attribuer ces menaces aux traitements barbares exercés sur les animaux, me serait-il prouvé que cette cause a toujours agi seule. Irai-je établir une parallèle injurieux entre des contemporains rivaux et jaloux ? Non : je me bornerai à examiner ce que nos mœurs nous permettent de tenter dans ce genre : j’aurai le courage de dire la vérité, de déplaire ; et je m’actualiserai à prouver qu’en morale comme en [21] politique, le bonheur des peuple est presque toujours le résultat des idées les plus simples heureusement exécutées. Je sais que ces idées échappent et qu’elles doivent nécessairement échapper à ceux qui les gouvernent ; le tourbillon au centre duquel ils sont placés les repousse : mais il n’en est pas moins vrai que l’état politique reste l’image de l’état de famille d’où il découle et que les premières habitudes fidèlement transmises, la soumission des défenseurs aux chefs de cette famille, seront toujours la source de l’ordre et de la prospérité chez ces mêmes peuples. Je conviendrai, si l’on veut, que l’influence des gouvernements est telle aujourd’hui qu’elle dénature le caractère primitif et qu’elle donne au caractère national la direction qu’elle devrait en recevoir : mais si cette situation critique rend plus douteux le succès des moyens qu’on peut employer pour l’améliorer, elle ne doit pas empêcher de les tenter.

Arrivés par degrés au luxe effroyable qui nous mine sourdement[19] et qui nous dégrade, nous ne pouvons revenir à plus d’économie et à rencontrer un peu de dignité, qu’avec beaucoup de temps et de patience. On aurait inutilement recours à des lois très sévères[20]. Elles s’exécutent rarement quand le mal est à son comble ; elles s’exécuteraient, qu’elles feraient beaucoup de victimes et peu de conversions. La véritable sensibilité se communique et ne se commande pas, et l’on ne peut rétablir la morale que par de grands exemples. Auguste l’éprouva [22] quand il voulut mettre un frein aux débordements que les désordres de sa cour justifiaient. Il me parait donc impossible de faire des lois qui protègent efficacement les animaux, parce que je regarde le luxe comme la source des mauvais traitements qu’ils éprouvent et qu’il est démontré que des lois somptuaires sont inadmissibles chez une grande nation : tant il est vrai que les maux causés par ce luxe si vanté sont irréparables. Encore si ce luxe était concentré parmi les personnes à qui leurs dignités ou leur fortune, imposent l’obligation de l’Etat, les trésors qu’il ferait rependre iraient enrichir les dernières (illisibles) dont ils alimenteraient l’industrie et les travaux, sans les séduire : mais il les a toutes gagnées et perverties, puisqu’elles ne savent ni en profiter ni s’en défendre, et ces sauvages augmentent à mesure qu’il s’étend. C’est ainsi qu’un fleuve majestueux et bienfaisant, tant qu’il est contenu dans ses bornes naturelles, répand l’abondance et la vie dans tous les lieux où il passe, et sème partout l’épouvante et la mort s’il vient à les franchir. Rome corrompue sut du moins déployer une magnificence qui prêtait à l’enthousiasme : les talents, les mœurs mêmes semblaient participer de cette élévation dont tout portait l’empreinte. J’aime à voir cette reine du monde, subjuguée par la mollesse et par les voluptés, conserver assez le sentiment de sa propre grandeur pour chercher de s’en imposer à elle-même sur les suites de cette corruption, et faire partager à l’heureux tyran dont l’adroite politique adoucissait ses farouches vertus, les titres qu’elle ne prodiguait pas même à ses dieux. Et quel autre titre eût-elle donné à ses maîtres quand elle traînait après son char triomphant des rois vaincus et dépouillés. Ainsi l’univers étonné subissait sans murmure le joug à la hauteur qu’elle lui imposait ; les moins qu’elle chargeait de fer se soulevaient encore pour orner sa tête altière ; et l’esclave soumis qu’elle foulait impitoyablement ne pouvait la fixer sans être ébloui de sa gloire[21].

Je dis que le luxe est la source des traitements barbares exercés sur les animaux. La plus légère réflexion nous en convaincra. N’est-il pas prouvé que la misère [23] aigrit, qu’elle excite chez l’homme le plus doux des mouvements difficiles à réprimer et funestes à tout ce qui l’entoure : or, la misère a lieu dès qu’il n y a plus d’économie, et certes il n’y a point d’économie là où règne le luxe. Il en résulte que pour fournir aux frais de ce luxe désordonné, on a souvent recours à des moyens honteux, le sentiment pénible d’une conduite blâmable trouble notre repos ; subjugués par l’exemple nous cherchons à nous étourdir, cet effort aggrave notre situation, l’humeur s’en mêle, nous la faisons supporter à ceux dont nous n’avons rien à redouter et surtout aux êtres dont la douleur muette et le silence forcé, épargnent à notre amour-propre des plaintes et des reproches mérités. Quand pour fournir aux fantaisies de ce luxe on n’aurait pas dû recourir à des moyens honteux ; les pertes successives et toujours croissantes qu’il occasionne, produiraient le même résultat. L’homme opulent deviendra plus exigent dès qu’il sera prodigue ; on n’est guère exigeant sans impatience, l’impatience conduit à l’emportement, l’emportement à la brutalité. L’habitude des jouissances qui tiennent à la vanité, à dissoudre le cœur, fait tout rapporter à soi. Les désirs naissent en foule, les satisfaire tous est chose impossible ; on les satisferait qu’ils renaitraient plus nombreux et plus vifs et le moment où leur accomplissement éprouverait le moindre retard, serait celui d’une explosion de fureur. Alors qu’on ne se possède plus, ou s’en prend à tout ; l’éducation est un frein insuffisant pour nous retenir ; ceux qui nous approchent de plus près souffrent les premiers. Ils s’irritent de cette injustice, deviennent à leur tour oppresseurs et le dernier subalterne qu’on fatigue sans motif se venge sur les animaux confiés à ses soins et qu’il a quelque raison de croire n’être pas plus privilégiés que lui. Voyez ce villageois robuste et laborieux, traitant avec douceur les animaux qu’il conduit, s’entretenant avec eux pendant son travail, les ramenant avec précaution, pourvoyant à leurs besoins, avant de satisfaire aux siens ; les visitant souvent ; les caressant avec bonté ; conduisant auprès d’eux ses jeunes enfants, ses amis, ses voisins ; s’étendant avec complaisance sur leurs bonnes qualités, sur leur force sur leur adresse ; passant ainsi ses journées de repos et ne soupçonnant [24] pas d’autres bonheur : cet homme ne sera à coup sûr ni un débauché, ni un brutal, mais supposons un moment que ce même homme se lasse de la frugale nourriture et veuille conserver une partie des récoltes qu’il voudrait. Supposons qu’humilié de porter une étoffe grossière, il ne résiste pas à la tentation de s’en procurer une plus fine, bientôt il cherchera les moyens de fournir à cet excédent de dépense. Sans devenir plus actif, il exigera plus de travail de ses animaux, il les harcèlera et finira par être leur bourreau. Ce que je dis de ce villageois peut s’appliquer à tous ceux qui conduisent ou qui soignent des animaux ; à ceux mêmes qui n’en ont que pour leur plaisir. En un mot, partout où je vois les animaux surchargés et maltraités, je me dis : ici le peuple est misérable, et je suis tenté de croire que le gouvernement est vicieux (*sous ce rapport : la question énoncée m’en fournit la preuve). Je demande quelles lois forceraient ce cultivateur, ce domestique, ce particulier aisé, à mieux traiter le bœuf, le cheval, le chien qui leur sont soumis. Faut-il donc laisser empirer le mal parce qu’il est difficile à guérir ? Non certes, et si nous n’avons pas à notre disposition des remèdes prompts et efficaces, je conseillerai des palliatifs adaptés à notre situation et qui nous permettent d’attendre les heureux effets d’un régime statutaire et prolongé ?[22] Nous chercherons à ramener le peuple à des sentiments plus doux, à l’y ramener sans secousse, sans précipitation ; nous lui apprendrons à se contenter de peu. Nous écarterons soigneusement de lui tout ce qui pourrait l’affecter trop vivement ; car il est démontré pour moi que tout ce qui tend à exalter un peuple, le conduit infailliblement à sa perte. Je n’ignore pas que cette exaltation engendre ou fomente mille vices dont on tire parti, et que les hommes les plus corrompus sont les plus osés à gouverner : mais ces calculs raffinés d’une politique barbare me semblent encore fautifs, et je ne les crois pas même, quoi qu’on en dise, très propres à remplir le but qu’on se propose. La lassitude et le dégoût sont les fruits amers du délire et de l’immoralité : et quelle prise peut-on avoir sur un peuple usé et avili ?…

Le bonheur des peuples est-il donc une chimère qu’on a l’air de [25] poursuivre pour la forme, et qu’on sait bien ne devoir jamais se réaliser ? Toute émulation cesse dès qu’il s’agit de tenter des moyens dont la lenteur et l’obscurité ne font pas emboucher la trompette à la renommée ; dès qu’il s’agit de faire des heureux en silence, de ne faire hélas que des heureux. Je crois cependant qu’on peut nous rendre heureux, en nous offrant un boucher à notre portée, en ne troublant pas surtout celui dont nous jouissons, sous le spécieux prétexte de l’augmenter[23]. Ceci me conduit naturellement à avancer que le bonheur de la multitude consiste dans une certaine ignorance et dans certaines privations[24]. Cette multitude est essentiellement vouée à l’obscurité ; sachons la lui faire aimer. C’est peut-être toute la science du gouvernement. J’entends déjà mille voix s’élever et m’accuser de prévention ou de mauvaise foi. Voulez-vous, dira-t-on, nous replonger dans les ténèbres de la barbarie ? Prétendez-vous insulter aux efforts d’un gouvernement jaloux de commander à une nation éclairée ? Ignorez-vous que l’écrivain le plus éloquent du siècle dernier n’a paru qu’un sophiste en soutenant le père de ces deux propositions[25]. Je me suis dit tout cela et bien [26] d’autres choses sans être tenté de me dédire. L’obstination sied assez bien quand on a des intentions pures, et je craindrais de paraitre coupable si j’usais d’une demi franchise : il est prouvé d’ailleurs que dans des discussions de cette espèce, on ne gagne rien à ménager ceux dont on combat les opinions ou dont on attaque les intérêts. Il est rare de rencontrer dans ces discussions fastidieuses, la bonne foi que l’on devrait apporter à entendre ceux qui se croient obligés de dire autrement que vous, ils sont convaincus que vous ne pensez pas ce que vous cherchez à penser, et cela, ajoutent-ils, parce que vous avez trop de lumières pour adopter sérieusement ce qu’il leur plait d’appeler des extravagances ou des sottises. C’est ainsi qu’ils intéressent votre amour-propre. Cette tactique usée se renouvelle tous les jours lorsqu’il s’agit de croyance. Le monde est rempli de gens modestes et bien intentionnés qui vous tracent bénignement votre conduite en versant à pleines mains le ridicule sur la conduite opposée. Ces mêmes personnes dans la conversation vous dictent dès le début la réponse qui leur convient, en joignant à la question qu’ils vous font l’éloge ou la critique de ce qu’elles approuvent ou de ce qu’elles blâment. C’est un despotisme, une véritable inquisition ; il faut penser, parler, agir, d’après les autres, et surtout croire aveuglement à la solidité des réputations hasardées. Nous sommes, je le sais, en fait de mérite, des juges trop éclairés pour nous tromper sur la valeur du nôtre ; les nations n’ont plus qu’à s’incliner : je suis seulement un peu inquiet des adorations de la postérité. Au reste, nous n’y serons plus et nos crédules descendants s’arrangeront avec elle. N’y aurait-il pas dans la nature des époques où tout doit décliner et où les générations, témoins de cette triste dégradation, sembleraient vouloir en se proclamant au-dessus de celles qui les ont précédées, en imposer à celles qui doivent les suivre ? Vains efforts qui trahissent leur faiblesse ! Alors qu’on est grand, l’on ne vante guère sa grandeur : la Grèce n’affecta point de relever sa prééminence, elle la sentait. Rome, la superbe Rome, elle-même, peuplée de citoyens idolâtres de son nom, accumula tous les genres de triomphes et laissa à ses enfants le soin de les chanter, sans que ceux-ci songeassent à disputer la validité des titres de leur patrie.

Encore une fois, gardons-nous de faire des lois que l’excès du mal [27] rend inexécutables : tâchons d’inspirer au peuple des sentiments qui puissent y suppléer. Nous y parviendrons en faisant aimer à chacun la conduite, la condition dans laquelle il est né, et l’état qu’il a reçu de ses pères : en se livrant exclusivement aux obligations que l’âme impose et aux travaux que (illisible) commande, personne n’éprouvera la dangereuse tentation d’en sortir ou d’en changer[26]. Il n’est peut-être pas inutile d’observer que l’ignorance précieuse que je crois nécessaire au peuple ne va pas jusqu’à ignorer ses devoirs comme homme et comme citoyen. Je conviens que la manière la plus sûre de les remplir et de les aimer, c’est de les bien connaître : j’en dirai autant des connaissances que chaque état exige. Toutes les fois que nous offrons à un homme occupé et qui a rigoureusement besoin de l’être pour ne pas mourir de faim, toutes les fois, dis-je, que nous offrons à cet homme des distractions séduisantes, il en résulte pour lui deux grands inconvénients : la perte du temps et le dégoût du travail auquel il est condamné, je dis condamné puisqu’ainsi l’a voulu la société dont il est membre. Or, je demande aux partisans les plus zélés de cette diffusion irréfléchie des lumières ce qu’elles gagneront à être propagées dans les classes dont je parle, et ce que ces classes y gagneront elles-mêmes. Je vois résulter de cette conduite imprudente beaucoup d’inconvénients, beaucoup de maux réels, sans qu’on puisse en tirer aucun profit ni pour la chose qu’on déprise en la prodiguant, ni pour les individus qu’on rend seulement un peu plus ridicules et surtout plus malheureux. Il faut concentrer la science et les talents ; ils acquerront en profondeur ce qu’ils perdront en surface ; car répandre les lumières n’est pas en augmenter la masse. La plupart de ceux qui travaillent à ce grand œuvre prennent leur exaltation pour l’enthousiasme et leur bonne volonté pour le succès. Employons à nous rendre meilleurs le temps que nous perdons à chercher comment il faut le devenir, nous serons bientôt plus avancés dans la carrière du bonheur. Nous le plaçons trop hors de nous ce bonheur, c’est ce qui [28] nous égare. Nous voulons vivre hors de notre pays, au-delà de notre siècle, nous mourrons tout entiers où nous sommes. L’amour de nos proches, l’estime de nos concitoyens, ne nous suffisent pas, nous courons après la gloire qui nous fuit et nous laissons échapper le bonheur qui nous est offert. Ce que j’ai dit des lumières, je le dirai des jouissances. Le mot privations que j’ai employé, pourrait faire croire que j’ai la perfide intention de les accumuler sur la classe la plus nombreuse : à Dieu ne plaise. Je prétends lui en éviter beaucoup en l’empêchant d’avoir des fantaisies qu’elle ne saurait satisfaire. Je ne proposerai qu’un seul exemple : en fixant l’attention sur ce qui se passe autour de nous, je parviendrai plus aisément à me faire entendre. Je demande si un artisan dispos et économe, ne sera jamais tenté de prendre une voiture pour se garantir de la (illisible) ou de la poussière. Dans mes principes, il est clair qu’il n’y songera pas, mais quand il y songerait et en serait bientôt détourné par le prix qui lui paraitra énorme, par la facilité avec laquelle il peut braver impunément ces légers contretemps, enfin par le ridicule du rôle qu’il jouera dans cette voiture. Plus il y aura de gens élevés de manière à pouvoir s’en passer comme lui, moins il y a aura des voitures : elles seront alors plus élégantes, les chevaux qui les traineront seront d’un plus grand prix, par conséquent mieux soignés et ce qui en est une suite nécessaire, moins maltraités. Le prix des voitures dans l’ordre. Aujourd’hui, c’est précisément le contraire. Les prix les plus modérés gênent celui qui, sans fortune, prétend se procurer les aises qui la supposent. D’un autre côté, la mesquinerie de ces ressources trop multipliées rebute celui qui serait en état de payer et pour avoir voulu se mettre à la portée de tout le monde, on n’a été utile à personne. Il ne s’agit point ici de varier les [29] amusements de ces oisifs importants dont les sens et l’imagination sont dans une effervescence continuelle, les arts avec toute leur magie les garantissent à peine de l’ennui. L’homme simple et laborieux jouit à moins de frais et le repos devient pour lui le plus doux des plaisirs. Les législateurs l’ont bien senti lorsqu’ils ont institué des fêtes qu’ils ont plus ou moins multipliées, selon les climats. On a parlé aux peuples du culte de l’Eternel comme d’un devoir sacré, on le leur offrait sans qu’ils s’en doutassent, comme un délassement : quand, à la rigueur, il ne serait que cela, nous aurions aux religions cette grande obligation de plus, d’en avoir fait presqu’à notre enfer, un plaisir de tous les jours et une consolation de toute la vie. On ne veut pas voir que dans l’état de société la majorité est obligée de s’occuper sans relâche des besoins de la minorité, et qu’il est essentiel de ne pas lui laisser franchir la ligne tracée par la nécessité. Peu suffit au sage, il méprise le superflu et il a tout le mérite de cette frugalité volontaire et de cette modération raisonnée : mais le peuple doit ignorer qu’il y a un superflu, puisqu’il est rigoureusement condamné au strict nécessaire. Faut-il donc priver ce peuple de tous les plaisirs, non : mais il faut lui en procurer des simples. Donnez-lui des spectacles, mais des spectacles où rien n’émousse sa sensibilité, où rien ne la familiarise avec le sang ; des spectacles qui entraînent peu de dépenses. Lorsque des événements heureux et importants exigeront de la représentation, soyez grands, mais avec économie, la joie sera plus vraie, les applaudissements seront plus sincères. Les chefs des nations n’ont jamais soupçonné au milieu des fêtes coûteuses que leur politique donne à l’avide curiosité des peuples, tout ce qu’aurait d’auguste et d’enivrant la Magnificence Nationale dont l’appareil ne provoquerait aucun mercure et ne coûterait aucun regret. Un peuple généreux et sensible, magnifique par caractère, dont l’amour-propre satisfait applaudirait au goût et à la dépense de celui qui le représente, offrirait lui-même un spectacle bien doux et bien imposant. On a bercé ce peuple d’une souveraineté dérisoire ; on l’a rendu barbare : [30] il doit savoir maintenant qu’elle n’est pas faite pour lui, et que le dangereux honneur de commander aux autres, pèse pour le bonheur même de l’humanité sur un petit nombre d’individus. Il appartient aux souverains vraiment dignes de ce nom, de lui faire sentir sa dignité en lui laissant entrevoir qu’ils ne sont que les organes de sa volonté et les instruments heureux de sa puissance. Les acclamations des peuples, leur enthousiasme, leur délire au milieu de ces fêtes qu’ils payent si chèrement ne sont point comme se plaisent à le répéter quelques politiques d’un jour, le fruit d’un aveuglement stupide. L’homme sensible n’y voit que les élans généreux d’un amour trop longtemps comprimé, et le triomphe de la patrie qui ne retrouve dans ces jours destinés à l’allégresse que des enfants qui la partagent.

J’inviterai les personnes rieuses à dérober avec quelques soins aux regards de ceux qui ne peuvent en jouir, les apprêts de ces plaisirs dispendieux dont elles sont si lassées : on leur portera moins envie et les comparaissons humiliantes n’amèneront pas les tristes regrets. Nos besoins réels étant très bornés, le gouvernement doit placer et surtout maintenir le peuple dans cette heureuse situation où chacun peut les satisfaire. Il suffit pour atteindre ce but, objet constant de sa sollicitude, qu’il ne se fasse pas de fausses idées de bien-être, il sera toujours là où se trouvera le nécessaire.

On voit qu’avec moins de luxe, ou, pour parler plus exactement, qu’avec un luxe mieux entendu le peuple sera plus heureux : et que le bonheur peut être le résultat des moyens les plus simples. C’est une erreur de croire que la répression des grands désordres exige de grandes combinaisons et des moyens violents, ces désordres étant toujours l’effet de l’oubli des premiers sentiments que la nature a gravés dans nos cœurs, il suffira pour les réprimer de réveiller ses sentiments et l’on y parviendra avec de la douceur, du zèle et beaucoup de patience. En faisant l’application de ce que je dis au second point de la question que je traite, je persiste à croire que des lois précises et sévères ne garantiraient pas les animaux des traitements barbares qu’on exerce sur eux en public, bien moins encore [31] de ceux qu’on leur fait éprouver dans l’intérieur des familles. Le gouvernement doit cependant pour diminuer le scandale qui résulte de ces traitements et pour prévenir les accidents auxquels ils donnent lieu, forcer ceux dont la maladresse ou la brutalité les multiplient à s’en abstenir. Les mesures à prendre consistent à placer les conducteurs dans une position telle qu’ils n’aient aucun prétexte de les maltraiter. Je mettrai au premier rang de ces mesures, l’entretien des grandes routes et de toutes les communications. La prospérité du commerce, la célérité des relations de tout genre, la haute idée que doivent prendre les étrangers des ressources d’une grande nation. Tout commande dans ces entreprises une certaine magnificence dont les Romains nous ont fourni les modèles et qu’on peut imiter. Sans tomber dans un luxe déplacé, qui n’a pas été mille fois témoin des efforts extraordinaires et souvent impuissants des animaux destinés à transporter sur des chemins dégradés, quelques fois impraticables, les objet de notre industrie ou de notre consommation. J’ai vu les conducteurs les plus doux et les plus patients devenir impitoyables après avoir épuisé tous les moyens de surmonter ces obstacles sans cesse renaissants. Le sentiment pénible des excès auxquels ils étaient obligés de se livrer ajoutait à celui de leur misère, et le voyageur sensible que la vue d’un paysage riant délassait, était réduit à gémir sur les scènes révoltantes qui troublaient l’harmonie de ce tableau enchanteur. Je voudrais que les animaux ne fussent confiés qu’à des conducteurs raisonnables ou du moins en âge de l’être et que l’art de les conduire fût cultivé et encouragé comme tout d’autres. Sous le rapport de l’intérêt, l’Etat y gagnerait beaucoup et la sûreté personnelle des citoyens serait moins compromise. C’est une folie de les confier aux femmes et aux enfants. Je proscrirai sans exception tous les combats d’animaux : ces arènes sanglantes où l’adresse et le courage ne garantissent pas le plus faible d’une mort à laquelle il est irrévocablement condamné, doivent être reléguées chez les anthropophages. Je ne [32] souffrirai pas même qu’on les exposât à la curiosité du public (il y a du danger s’ils sont féroces et si on ne les produit que pour faire preuve d’intelligence ou d’adresse, il est rare outre les mauvais traitements qu’a nécessités cette éducation un peu forcée, l’avidité de leurs conducteurs ne multiplie pas leurs souffrances à la moindre faute qui compromet leur amour-propre, ou plutôt leur récolte. Vouloir faire danser un ours est une idée plate et burlesque qui révolte ; exiger de l’animal le plus lourd[27] et le plus gauche les mouvements d’un exercice qui demande tant de grâce et de légèreté me paraît le comble de l’extravagance et de la sottise. Quand j’ai dit que je ne voudrais pas qu’on exposât les animaux à la curiosité du peuple, on sent bien que je n’ai pas entendu parler des établissements publics où ces mêmes animaux complètent un système d’histoire naturelle et où les précautions les plus sages éloignent tout danger. Oserai-je avouer qu’au milieu de ce magnifique jardin dont l’ensemble est si intéressant et dont les détails confiés aux plus habiles mains sont si précieux, j’ai quelques fois éprouvé un sentiment pénible à la vue des êtres vivants que la nature avait dispersés sur le globe et que la science y a rassemblés. Ce fier lion dont le courage est enchaîné et qu’on approche impunément que parce qu’il est esclave, me semble regretter le soleil brulant du climat sous lequel il est né ; rien de ce qui l’entoure ne lui rappelle ses premières habitudes, ni ses premiers plaisirs ; ses rugissements profanes attestent ses ennuis : sa compagne isolée lui répond par des rugissements plaintifs et les jeunes lionnes qu’elle nourrit paraissent l’importuner. Cet oiseau dont l’attitude est si triste, dont le regard énorme est fixé sur la terre et qui dédaigne de s’élever à la hauteur de quelques picots, est-il bien l’oiseau favori du maître des dieux, le fier messager qui promène son tonnerre dans les régions les plus élevées et dont l’œil perçant brave l’éclat de l’astre du jour. Sans doute, il planait sur le sommet sourcilleux des Alpes quand Rome le donna pour guide à ses légions invincibles ; il n’est plus libre et je crois l’entendre gémir de la perte de sa liberté ? Je ne sais si je m’exagère les peines de ces captifs étonnés de se voir réunis, mais le sentiment profond du bonheur que l’on goûte au sein d’une patrie dont on est fier et qu’on adore, fait croire aisément aux regrets et à la douleur des êtres arrachés de celle que la nature leur avait donnée ?

[33] Je forcerai rigoureusement tous ceux qui, par l’état, sont obligés de tuer des animaux d’adopter la manière la plus prompte et la moins douloureuse de dérober le bruit et d’interdire la vue de ce cruel spectacle à tous les individus qui n’appartiendraient pas à leur classe. Je ferai transporter toutes les tueries, je ne dis pas seulement hors de la Capitale et des grandes villes, mais hors de toutes les villes et de tous les villages. Je diminuerai l’excessive quantité des animaux dont on ne peut obtenir aucun travail ; l’appât du gain décide à les élever sans qu’on ait la certitude de pouvoir les nourrir : bientôt ils deviennent à charge, on les abandonne, ou si l’on s’obstine à les garder par un reste de compassion, ou pour ne pas prendre ses premières avances, la nourriture qu’on leur donne étant insuffisante, on les voit vaguer le jour et la nuit et troubler le repos des citoyens par leurs hurlements prolongés. Le malheureux qui ne cherche qu’un compagnon sans songer qu’il aggrave sa misère, méritait peut-être de trouver grâce aux yeux du politique philosophe. Je ne prétends pas insinuer qu’en pareil cas la loi doive fléchir devant une pitié mal entendue : mais je pense qu’avant tout, il faut être juste et laisser à cet homme, qui le relance, le seul être qui l’entend et qui l’aime, ou ne pas lui rendre cette consolation nécessaire. On ne doit pas, je le sais, compromettre la sûreté publique pour satisfaire un individu ; mais il ne faut pas non plus sacrifier légèrement à la société, le citoyen isolé. Plus on est faible, plus on a de droit à la protection de tous, et nous avons celui d’exiger, en remplissant nos devoirs et nos obligations, qu’on nous rende heureux ou qu’on nous permette de l’être à notre manière. Je demanderai comme dernière mesure que les expériences sur les animaux ne fussent multipliées sans nécessité et j’inviterai sauf à les y contraindre au besoin, ceux qui s’en occupent à leur éviter des tourments inutiles. On m’a assuré que dans des expériences de ce genre récemment faites et tendant à trouver des rapports entre le galvanisme et l’art médical, on s’était permis d’enfoncer par degrés des clous dans la tête d’un cheval vivant, ce fait m’a révolté, je l’avoue. Si j’en crois les mêmes rapports, on aurait vu dans une autre expérience et au grand étonnement sans doute des démonstrateurs et des assistants, [34] on aurait vu, dis-je, un cheval, un peu trop docile, quoique mort, descendre brusquement d’une table élevée sur laquelle on avait eu beaucoup de peine à le placer, épouvanter comme de raison les plus intrépides et faire craindre pour la première fois aux personnes jalouses de faire des miracles d’en avoir opéré un trop grand[28]. Au surplus quand on se permet tout, il faut s’attendre à tout.

Les mesures dont je viens de parler sont comme on le voit, faciles à prendre, peu dispendieuses, les fonds affectés à leur exécution sont (illisible) sans que l’amélioration du sort des animaux puisse en être donnée comme le motif, ou comme le prétexte. On peut les regarder et elles sont réellement des mesures de police générale : je vais indiquer quelques-unes de police particulière ou police proprement dite. J’ai demandé que les grandes routes et toutes les communications fussent entretenues avec soin : le pavé des villes ne doit pas l’être moins exactement : dans la capitale et dans les villes de commerce, il est bientôt dégradé par le passage continuel des voitures les plus lourdes. La circulation ne souffrant point de retard et le moindre obstacle occasionnant un engorgement difficile à dissiper, les conducteurs sont forcés d’exiger des animaux des efforts extraordinaires et prompts et n’ont souvent d’autre moyen de l’obtenir que de les maltraiter. J’inviterai à redoubler de précautions pendant les grands froids et pendant les chaleurs excessives, pour diminuer le nombre des accidents que toute la prudence et toute l’adresse des conducteurs ne sauraient prévenir dans les chemins escarpés où les animaux ne se soutiennent qu’avec une extrême difficulté. Je proscrirai les étals au dehors des boucheries : un signe convenu suffirait pour indiquer le dépôt de ce comestible de première nécessité. Je ne voudrais pas que des fainéants robustes et insolents passassent leur vie sur les ponts, ni qu’ils s’établissent dans les passages les plus fréquentés avec un chien sous le bras, ou un oiseau sur le poing : l’armée, le commerce, l’agriculture, les arts (inachevé) [35] réellement ces bras paralysés auxquels ils rendront bientôt le mouvement et la vie. Je veillerais à ce que relativement à leur solidité ou au nombre de chevaux qui les traînent, les voitures ne fussent pas trop chargées : la célérité de la circulation et la sureté des citoyens dépendent de cette double attention[29]. Je déroberai à la vue du public ce carnage journalier qui a lieu sur un des quais les plus fréquentés de la capitale : les volatiles et les quadrupèdes confondus par milliers y sont égorgés sans précaution et se débattent durant des heures entières dans les angoisses d’une pénible agonie. La capitale devant donner l’exemple, ces mesures seront exécutées rigoureusement : les magistrats chargés de sa police ont dans les mains deux grands moyens auxquels rien ne résiste : la force et l’argent[30]. J’ai pris ces mesures au hasard parmi beaucoup d’autres qui se présenteront naturellement à tous ceux qui ont l’habitude d’observer et l’habitude plus précieuse encore de se rendre compte de leurs observations. Je ne me crois point assez de sagesse, ni assez de lumières pour m’ériger en législateur. Tout mon mérite se réduit à entrevoir le bien qu’on peut faire et toute mon ambition se borne à l’indiquer.
J’ai dit et je répète que pour nous rendre meilleurs, il faut s’occuper de nous rendre heureux. Le grand talent pour obtenir est de persuader, et l’on persuade difficilement ceux qui ont à se plaindre et dont le cœur ulcéré repousse jusqu’aux consolations.

[36] Les institutions sociales me semblent devoir découler d’un seul sentiment, comme les vérités mathématiques d’un seul principe. J’inviterai avec confiance, les personnes qui ont l’amour-propre bien placé, de sortir des routes trop battues, de revenir à la nature ; elles nous y auront bientôt ramenés. Elles verront peut-être avec quelque surprise qu’il n’est pas besoin de tant de génie pour opérer le bien, qu’il suffit de le vouloir sincèrement ; et que cette espèce humaine si calomniée par ceux qui ont intérêt à la pervertir, peut être régénérée facilement et ne demande qu’à l’être.

C’est à vous sexe aimable et tant aimé qu’il appartient de rétablir dans nos cœurs cette douce pitié dont le vôtre est devenu le dernier asile. Rendez-nous avec elle nos mœurs et nos vertus : réclamez ce feu sacré prêt à s’éteindre ; ne vous y trompez pas, c’est celui de l’amour : car les cœurs honnêtes sont les seuls dignes de vous et celui qui adore la vertu saura toujours le mieux chérir. Chargées sur cette terre d’exil de la douce mission de faire des heureux, donnez-nous les goûts purs sans lesquels on ne sent pas son bonheur. La vie est le premier de vos bienfaits ; ajoutez-y celui de nous la faire aimer. Nous vous accusons de trop prodiguer vos caresses, nous devrions bien plutôt apprendre à les mériter. Mais s’il est vrai qu’entrainées par un penchant qu’il faut modérer vous ayez pu mériter ce reproche ; laissez sur la route du bonheur quelques épines pour les ingrats qui osent vous le faire, et rappelez-vous à propos, que vous pouvez accorder le boucher, mais que vous ne devez pas l’offrir. Elevez notre enfance à tous les sentiments généreux, et rendez-nous jaloux de les exercer sous vos yeux dans un âge plus avancé.

[37] Que la retraite n’ait plus rien qui vous effraie, n’y retrouvez-vous pas, vos enfants, vos époux. Prodiguez-leur ces attentions délicates, ces soins touchants dont vous êtes seules capables : prodiguez-les surtout à ceux auxquels votre éducation coûta tant de peines et si à la vue du terme fatal que rien ne peut dérober, leurs regards mourants se reportent douloureusement sur ce qu’ils abandonnent, que ces regards du moins tombent sur ce qu’ils ont de plus cher et qu’enlacés dans vos bras, ils passent aussi sous effort d’un rêve pénible à un sommeil qui ne sera plus troublé ? Consolez-nous, soyez tout ce que vous pouvez être et servez enfin de modèle aux femmes de l’Europe sous des rapports qui puissent justifier leur empressement à vous imiter et vous faire pardonner la vanité que vous tirez de cette imitation.

« Quand ce ne serait que pour apprendre à aimer les hommes, il faudrait en faire une espèce d’apprentissage en aimant les animaux et en les traitant avec douceur et humanité »
Plutarque … Vie de Caton le Censeur
Adrien Gautthier la Chapelle, rue des maçons, Sorbonne, N. 409

Notes:

[1

On m’objectera peut-être que la sensibilité d’un peuple dont la pétulante démagogie exigea tant de fois le sacrifice des personnages les plus recommandables, est un peu douteuse ; et qu’il ne faut pas trop vanter l’humanité exercée dans un pays tel que l’Attique dont la population s’élevait à quatre cent quarante mille âmes et où l’on ne comptait que quarante mille hommes libres. Je pourrais citer parmi les peuples modernes, tels peuples bien plus nombreux chez lesquels on ne trouverait pas autant. Je répondrai ensuite que l’égalité naturelle était inconnue à ces peuples, qui ne fondaient leur liberté que sur l’esclavage de la multitude. Il suffirait d’ailleurs que ces esclaves eussent été traités avec douceur pour que l’objection perdît beaucoup de sa force. J’observerai à mon tour que c’est précisément cette sensibilité exquise dont les Grecs étaient doués et que personne n’est tenté, je pense, de leur refuser, qui fait ressortir ces actes d’une énergie presque féroce dont on tire parti. Au surplus l’éloignement des temps et des lieux, la différence de climat, de gouvernement, de religion ne permet guère d’établir de comparaison, surtout lorsqu’on veut en être soi -même l’objet. J’ignore si nous avons la modeste prétention d’être plus polis que les Athéniens : je l’accorderais que ce serait encore fort pis pour nous ; car cela supposerait des mœurs plus corrompues.

[2

L’observation apparente des devoirs et des bienséances auxquels une nation est assujettie, constitue sa morale publique. Les mœurs d’une nation peuvent être plus ou moins atterrées ; sa morale publique n’est jamais censée l’être. La morale publique est aux mœurs d’une nation ce que la morale universelle est à la nature de l’homme. L’une et l’autre sont censée indépendantes ; la première, des vices et des erreurs particuliers aux individus de cette nation ; la seconde, des crimes et des abus qu’entraine l’état de société. On pourrait dire encore que la morale publique, prise dans son acception la plus étendue, n’est que le résultat sensible présumé des devoirs et des bienséances chez tous les peuples, quelles que soient d’ailleurs les mœurs de ces mêmes peuples. C’est surtout chez les peuples corrompus que ces mots : morale publique n’ont point de sens, ou que par opposition aux désordres multipliés dont l’existence semble les réduire à une simple abstraction, ils en ont un très difficile à déterminer : car je demanderai toujours ce que c’est que la morale publique d’un peuple qui n’a point de mœurs.

[3] Je ne parlerai que des devoirs de la loi naturelle qui se rapportent aux autres hommes, ce principe de la sociabilité étant le plus étendu et le plus fécond. J’aurais pu, sans trop m’écarter de mon sujet, faire voire que ces traitements barbares blessaient également nos devoirs par rapport à l’Être suprême, et ceux que nous regardent nous-mêmes et que l’on peut rapporter à l’amour de soi : mais la première considération m’a paru d’une trop grande importance pour la faire valoir ici, et la seconde me semble un peu trop intéressée pour n’y pas renoncer.

[4] Il ne s’agit pas, me disait-on, de prouver comment, mais jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent la morale publique. Je prie ceux qui seraient tentés de me faire cette objection de réfléchir un moment et j’espère qu’ils sentiront bientôt que cette espèce de détour est la seule manière d’arriver directement au but : car il est bien clair que cette influence nuisible ne saurait se calculer mathématiquement.

[5] Les actions dont les mœurs se corrompent le plus promptement sont peut-être les mieux faites pour en avoir ; on serait tenté de croire qu’ayant une carrière de vices et de folies à parcourir, un instinct précieux les pousse à la parcourir réciproquement, pour revenir plutôt à l’état qui leur est naturel. Cette observation est particulièrement applicable au Français dont les qualités font pardonner les travers, et qui quoi qu’on en puisse dire, ne parait constamment aimable, que parce qu’il est essentiellement bon.

[6] Il parait que cette coutume barbare a été en usage parmi quelques pays

Quelles horribles extravagances à côté des lois les plus sages ! Je ne connais qu’une extravagance plus forte : c’est celle des apologistes qui ont voulu les justifier.

[7] Les peuples des premiers âges du monde sont encore plus excusables. Le pouvoir sur les animaux, récemment accordé, était un Empire nouveau dont il fallait essayer, et dont des essais de ce genre, on sait qu’il est facile d’abuser.

[8] Si l’ancienne Rome fut redevable aux étrusques, l’Europe moderne ne l’est pas moins aux Florentins

[9] Je ne parle pas du galant spectacle des boxeurs.

[10] La manière dont je m’explique paraîtra très modérée si l’on veut prendre la peine de lire ce que M. Burke a eu le courage de dire au sein du parlement d’Angleterre, des horreurs commises dans les Indes par ses compatriotes.

[11] Tous les êtres ne peuvent pas être heureux, me dira-t-on, et les souffrances mêmes qu’ils endurent entrent dans les décrets de la Providence : je le sais, mais si la sagesse éternelle a voulu que le mal fut presque toujours à côté du bien, sachons que les contrastes ne doivent pas être aussi frappants, et persuadons-nous que, malgré tous nos soins, il restera encore assez de malheureux pour remplir ses vues.

[12] Leibnitz a manifesté cette opinion dans ce qu’il avait tracé pour l’éducation d’un prince.

[13] Je n’ai jamais vu sans intérêt les jeux d’un enfant de trois ou quatre ans avec un gros chien. Quelle joie, quel abandon d’un côté ! Quelle docilité, quelle retenue de l’autre ! Comme ce bon animal se caresse et se révèle au moindre signal, comme il se laisse tourner et retourner dans tous les sens. Avec quelle réserve il rend les caresses qu’on lui prodigue ! Comme il va, comme il vient, comme il court, sans oser trop s’écarter ; avec quelle patience, il souffre les contrariétés qu’il redoute le plus ! L’enfant sans méfiance, le chagrine, le tourmente, lui cause quelquefois une douleur réelle : comme il étouffe les plaintes qu’elle lui arrache, comme il regarde son jeune maitre dont la surprise a suspendu les jeux et semble l’accuser. Son embarras est visible. L’enfant de son côté est immobile, mais bientôt la confiance se rétablit et les jeux recommencent. L’enfant enhardi devient plus entreprenant, il provoque, il attaque : il saisit son camarade, s’attache à lui, se fait porter : tous deux se touchent, roulent ensemble. L’animal ne fait aucun mouvement trop brusque, ni trop violent ; il s’agite pour se dégager. L’enfant cherche à se contenir, crie, pleure, le frappe, lui tire les oreilles, enfonce ses petites mains dans sa gueule sans que celui-ci ose la fermer quelque gêne qu’il éprouve : enfin si la patience du pauvre animal est poussée à bout, on le voit se soustraire avec précaution et fuir en sortant d’un air a demi triomphant, comme pour rendre la séparation moins douloureuse et sa fuite moins coupable.

[14] J’ai lu quelque part : qu’un attachement excessif pour les animaux supposait un mépris profond pour l’espèce humaine. J’ajoute que ce mépris dégrade moins à mes yeux celui qui le manifeste ainsi indirectement, qu’ils ne (illisible) ceux dont l’ingratitude ou la jalousie l’ont forcé à transporter exclusivement sur des êtres incapables de le payer d’un véritable retour, cette bienveillance active dont son cœur est plein. Je pourrais donner d’autres raisons de cet attachement déplacé qui n’est que trop commun, et qui étonne encore plus ceux qui l’éprouvent qu’il ne révolte ceux qui en sont témoins : mais ce n’est pas ici le cas.

[15] Lettres à M. Delille sur la Pitié pour M. Michaud.

[16]  Non sera nunquam est ad bonos mores via ; quem poetitet peccasse pueue et innocens… Sénèque.

[17]  Je conseille à ceux qui aiment les animaux de ne jamais s’arrêter lorsqu’ils les voient maltraiter : ils ne seraient pas les maîtres de retenir quelques signes d’improbation ; et outre les injures, qu’ils s’attirent gratuitement, ils auraient à se reprocher de les avoir fait traiter avec plus de rigueur encore. Le conducteur qui n’aurait eu d’abord que de l’emportement se livrerait bientôt à une brutalité féroce, parce qu’on a besoin de s’étourdir quand on est injuste et surtout lorsqu’on a de cette injustice, des témoins qui le blâment hautement.

[18]  Omnis enim ex infermitate est feritas… Sénèque, De Vita beata, cap. 2

[19]  S’il n’est pas sûr, dit-on, que le luxe prépare la ruine des empires, il est sûr du moins qu’il en atteste l’opulence. Je crois que le luxe prépare la ruine des empires, je crois plus, je crois qu’il la consomme toujours. Il atteste, il est vrai, leur opulence, si comme il paraît l’on ne veut exprimer par ce mot qu’une réunion de moyens très étendus de faire beaucoup de dépenses, sans s’occuper de l’emploi raisonnable de ces moyens, oubli qui les rend nuls ou misérables : mais il engloutit leur véritable richesse, la seule qui puisse les faire fleurir et les conserver, si l’on entend par ce mot, comme on le doit, l’ensemble précieux des ressources que fournissent à un grand empire l’agriculture, le commerce, les arts, se prêtant un mutuel secours, sans confondre leurs travaux, leurs spéculations et leurs procédés.

[20]  J’ai dit très sévères, ce qui ne m’empêche pas de croire que l’ordre et la justice exigent précision et sévérité. D’abord parce que nous obéissons toujours à regret à des ordres donnés mollement : ensuite parce qu’il n’y a pas lieu à délibérer quand on est pressé et que, dans ce dernier cas, on échappe au danger de succomber aux faux résultats des discussions qu’avec plus de temps l’on ne manquerait pas d’avoir avec soi-même ; discussions au moins inutiles puisque le législateur a parlé, et dangereuses, vu les lumières bornées du plus grand nombre.

[21]  Tant de gloire n’empêcha pas Properce de s’écrier douloureusement : « Proloquer, atque utinam patria sin vanus aruspex. Frangitur ipsa bonis Roma superba bonis certa loquar »… libro 3°, eleg. 13°

[22]  Au moral, comme au philosophe les générations ne se renouvellent pas brusquement.

[23]  (y) qui, je suis très convaincu que pour rendre les hommes heureux il faut moins songer à augmenter leur bonheur qu’à ne pas le troubler. Je pourrais citer à l’appui de cette assertion, des preuves récentes et terribles.

[24]  On me dira qu’il n’y a pas de privations là où il y a tout à la fois ignorance des jouissances dont elles supposent l’absence et impossibilité de se procurer ces mêmes jouissances. Je sens bien que privation dit un peu trop.

[25]  Je renvoie au fameux discours du citoyen de Genève, jusqu’à ce qu’on l’ait combattu victorieusement en m’indiquant sur la terre un coin fortuné où les vertus soient en raison des lumières. Dussé-je aussi avoir l’air un peu inconséquent aux yeux de ceux qui feindront de croire que je méprise la science, je jetterai quelques fleurs sur la tombe de cet homme célèbre et malheureux dont les écrits respirent la plus douce bienveillance et qui sut embellir jusqu’à la vertu. Les vers tendres doivent l’hommage de quelques sentiments à celui qui parla si bien leur langage et l’ami de la vérité mérite bien qu’on le défende. Il serait mieux défendu sans doute par des hommes éclairés ; peut-être l’est-il d’une manière plus digne de lui par des hommes sensibles : les premiers semblent se réunir pour insulter à sa cendre, les derniers doivent oublier sa faiblesse ; doué d’une imagination ardente, ce philosophe a pu s’égarer, il n’a voulu du moins tromper personne. Il a démasqué ses confrères, ils l’ont persécuté, cela est dans l’ordre, mais n’est pas trop à l’honneur de la science. Les femmes plus généreuses ont eu le courage de lui pardonner les vérités dures qu’il leur a adressées ; elles ont prouvé en cela que le cœur est toujours un guide plus sûr que l’esprit, ce qui ne détruit pas ce que j’ai avancé. Par quelle fatalité, ou par l’effet de quel vertige, des gens de mérite se plaisent-ils à ternir sa mémoire. Comment des littérateurs distingués ont-ils osé le traiter de jongleur, d’aventurier ! Des jongleurs de ce talent, il faut en convenir, sont faits pour attirer la foule ; et dans l’empire des lettres des aventuriers de cette espèce valent bien certains héros.

[26]  Combien de talents resteraient enfouis, me dira-t-on, s’il n’était permis à personne de changer d’état. Je n’ai pas dit tout à fait cela, car on peut changer d’état sans sortir de sa condition. J’ai prétendu seulement qu’il ne fallait pas en changer légèrement et surtout qu’il fallait bien se garder de provoquer cette espèce de désertion. Le génie saura bien franchir les obstacles et s’élever. On ne prendra pas aussi souvent les élans de l’amour-propre pour ceux du talent et l’artiste médiocre ne remplacera pas l’artisan estimable. Le Gouvernement a bien senti cette vérité, puisqu’il forme des institutions purement mécaniques près des établissements les plus relevés.

[27]  le bœuf, l’éléphant et quelques autres animaux sont plus lourds. Je le sais.

[28]  Je serais désolé qu’on me soupçonnât de vouloir jeter du ridicule sur des expériences dont le but est certainement très louable, puisqu’il s’agit de diminuer la masse des maux qui nous obligent : je ne blâme que l’abus.

[29]  Je conviens que ces mesures sont d’une exécution très difficile ; leurs dispositions devant être sagement combinées avec la liberté individuelle et les intérêts de chaque citoyen. Les subalternes, d’ailleurs auxquels on force d’en confier les détails, tombent presque toujours dans deux excès également funestes à la chose publique : une négligence impardonnable, ou une sévérité déplacée.

[30]  En combinant avec soin les moyens de rendre les voitures plus légères sans rien ôter à leur solidité, on préviendrait beaucoup d’accidents souvent ruineux, et les animaux auraient moins à souffrir. Je dirai la même chose pour les harnais qui sont en général trop lourds, et rarement adaptés aux formes de l’animal pour lequel ils sont faits. Ces détails paraîtront minutieux, mais c’est en les surveillant qu’on obtiendra un résultat satisfaisant. Si j’invite à ménager les animaux, je veux aussi qu’on use de toutes leurs forces ; cela est dans l’ordre. Pour y parvenir, il faut les faire valoir de la manière la plus favorable et c’est le but des précautions que j’indique. Le célèbre auteur des Provinciales rendit un service important dans ce genre lorsqu’il inventa le haquet ; pourquoi les savants ne se baisseraient-ils pas à l’imiter ? La science est doublement précieuse lorsqu’elle est utile.