26. En multipliant les lois, on affaiblit leur force, et le respect quelles doivent inspirer

Dissertation 26, par André-Joseph Canolle.

Dissertation 26, 1re page
Dissertation 26, 1re page

« En multipliant les lois, on affaiblit leur force, et le respect quelles doivent inspirer »

La question est p 1 : « en rendant l’homme doux envers les animaux, réussira-t-on toujours à le rendre sensible et compatissant envers ses semblables ? Souvent l’humanité eut à souffrir lorsque les animaux sont devenus pour l’homme l’objet d’une affection particulière. Le musulman qui se refuse à faire hongrer son cheval, permet qu’on châtre ses esclaves ; le bédouin qui en fait son compagnon et son ami est le brigand du désert. Caligula qui décerna à son cheval les honneurs du premier magistrat de Rome, se jouait cruellement de la vie des hommes. Tel potentat qui nourrit à grands frais et traite avec bonté dans sa ménagerie des animaux rares et souvent féroces, laisse mourir de faim ses plus fidèles sujets. Telle femme qui nourrit délicatement ses épagneuls et ses chats est insensible aux cris de l’indigence ».

Plan en 5 parties
1- Quels sont les animaux qui, en relation directe avec l’homme, peuvent être intéressés par cette question ?
2 - De quelle manières les traitements barbares peuvent intéresser la morale publique ?
3 - De ce que l’homme doit aux animaux…
4 - Des lois faites concernant les traitements barbares, excès envers les animaux ?
5 - Quelle a été l’influence de ces lois sur le perfectionnement de la morale publique ?

P. 3 - Quels sont les animaux qui en relation directe avec l’homme peuvent, par les traitements barbares exercés sur eux, intéresser la morale publique ?

Ces animaux sont tous ceux de qui l’homme a des services à réclamer pour son agriculture, pour ses transports, pour son habillement, pour sa nourriture et pour ses spectacles. Pour son agriculture, l’homme s’est associé les animaux qui, par la force de leurs organes musculaires, peuvent accroître la puissance des leviers qu’il met en mouvement, soit pour creuser des sillons, soit pour transporter de lourds fardeaux ; pour ces importants services, le bœuf, le cheval, le mulet, l’âne, ont été transformés en précieux esclaves ; descendants éloignés de ces espèces privilégiées que l’homme a conquises, qu’il a su apprivoiser par le charme d’une perfide domesticité et qu’il a multipliées à son gré.

P. 4 Il faut en convenir cependant, les animaux agriculteurs sont les moins malheureux des animaux domestiques. Les travaux paisibles des champs éloignent en général du cœur de l’homme ces sentiments irascibles qui irritent son caractère au moindre obstacle. Les animaux agriculteurs, par la force de l’habitude, se plient en automates aux mêmes occupations journalières et ne laissent aucun sujet de plainte à l’homme qui les guide et qui les suit dans les travaux. Il est cependant une espèce de traitement barbare qu’on exerce envers les animaux agriculteurs, que l’intérêt semble commander et qui répugne autant à la sensibilité qu’à la reconnaissance. C’est l’oubli des services de l’animal et l’abandon dans lequel on le délaisse lorsqu’il ne peut plus être utile à cause de la vieillesse ou des infirmités. Alors il est livré dans les bois, à la merci des bêtes cruelles qui le dévorent, ou rendu à une malheureuse condition, qui lui arrache à force de coups le peu de vigueur qui lui reste dans ses membres épuisés au service d’un maître ingrat.

P. 5 l’indifférence pour les vieillards est très commune parmi les habitants des campagnes elle découle du sordide intérêt qui dessèche l’âme et qui nous fait aimer les hommes qu’en raison des services qu’on en peut attendre. Certains sauvages tuent leurs vieillards lorsqu’ils ne peuvent plus aller à la chasse ou à la guerre ; cette mort prompte est bien préférable au long ennui d’une vieillesse misérable et délaissée que les années et les infirmités abandonnent à la merci des ingrats.

P. 6/7 Mais tant de services signalés attirent-ils toujours la reconnaissance de l’homme ou excitent-ils seulement sa sensibilité ? Hélas ! Ce qui l’approche est trop souvent soumis à ses goûts bizarres qui lui font dédaigner la véritable beauté et qui l’asservissent aux règles inconstantes de la capricieuse mode, qui a aussi sa cruauté et sa barbarie. Voyez le superbe cheval, à qui la nature avait donné des oreilles destinées à réunir dans leur conque le plus petit rayon sonore pour l’avertir du plus léger bruit, eh bien, le barbare les a coupées, et en défigurant ainsi la tête du plus bel animal il a ouvert un accès libre et nouveau aux insectes qui vont impunément sucer son sang et nuire à sa tranquillité. Il était pourvu d’une longue crinière qu’il agitait mollement autour de ses flancs pour chasser les insectes incommodes et nuisibles, elle n’est pas non plus épargnée et l’animal sans défense reste à la merci des mouches dévorantes qui bravent impunément, au milieu des ardeurs de l’été, son emportement et sa colère.

P. 7/8 A l’armée, le cheval n’est pas à plaindre, il est astreint à une discipline, à un régime qui éloignent de lui les traitements dures et barbares. Il partage les dangers de son maître et son dévouement est sans bornes. Les animaux les plus malheureux sont ceux qui sont soumis au fouet de l’impitoyable charretier, il emploie envers eux tout ce que peut être l’emportement le plus brutal et la colère la plus barbare, il les accable sous le poids des plus lourds fardeaux et il s’impatiente de leur lenteur ; souvent il les meurtrit de coups jusqu’à ce que ses bras fatigués ne puissent plus seconder sa fureur. Cette habitude de battre leurs bêtes et de n’éprouver aucune résistance dans ces actes de férocité et de barbarie a rendu le charretier, l’individu le plus insolent et le plus brutal de la société.

L’homme dépouille les animaux ; il s’approprie leurs toisons, leur fourrure, pour se garantir des impressions fâcheuses du climat et des saisons. Il élève des myriades de chenilles à soie qu’il étouffe en chrysalides pour s’emparer de leurs tissus brillants et les métamorphoser en étoffes riches et légères.

P. 9 L’homme use en maître des droits que la nature lui a donnés sur tout ce qui a vie : il tond les brebis pour prix de la protection qu’il leur accorde et ses besoins pressants excusent les meurtres commis au milieu de la solitude des forêts et auxquels président son courage et son adresse. Il n’y a de barbares que les traitements marqués par des douleurs inutiles au but qu’on se propose. Les besoins de l’homme réclament la mort de l’animal, ces besoins tiennent essentiellement à ses appétits, à ses habitudes, il faut que l’animal périsse mais par la mort la plus prompte, exempte des angoisses de l’agonie et des douleurs qui la précèdent.

P. 9/10 Mais c’est principalement sur les victimes de sa voracité, de sa gloutonnerie que l’homme déploie les traitements les plus barbares. Qui n’a pas gémi en voyant ces énormes charrettes sur lesquelles sont entassés les veaux, les agneaux qu’on traîne à la boucherie ; ils semblent par leurs bêlement et leurs mugissements plaintifs, par leurs larmes, implorer la pitié des passants ? Qui n’a pas frémi en voyant avec quel sang-froid un boucher assomme, égorge sa victime ? Oh, comme le dit Gilbert, « s’il faut qu’ils soient immolés à notre appétit, du moins diminuons, abrégeons les angoisses de ce douloureux sacrifice ». Le duc de Bedford a fait venir à grand frais un boucher du Portugal pour enseigner à ceux des bouchers anglais qui voudraient l’apprendre, le procédé par lequel les Portugais tuent les bêtes à corne, en introduisant un stylet entre les premières vertèbres du col, jusqu’à la moelle qui descend du cervelet : l’animal tombe à l’instant comme frappé de la foudre et il n’a pas une seconde de temps à souffrir.

P. 10/11 Pour engraisser une volaille, on lui crève les yeux afin qu’en diminuant pour elle les sujets de distraction, elle puisse entièrement se livrer à l’œuvre de nutrition, pour augmenter le volume du foie des oies ne les force-t-on pas à courir jusqu’à extinction des forces ? Ou ne les enferme-t-on pas dans une <…> située dans une température chaude, où on les gorge de pâtée sans jamais leur donner à boire. La morale publique est révoltée de ces traitements barbares et la société doit-elle voir sans inquiétude que dans son sein, il y ait des membres qui font métier de cruauté, à qui ces spectacles deviennent familiers, et qui nécessairement doivent éteindre en eux cette précieuse sensibilité qui nous fait compatir aux peines d’autrui, sans laquelle le commerce des hommes est si froid et si dangereux. N’est-ce pas l’habitude d’être acteurs dans des scènes sanglantes qui semble faire des bouchers une classe à part dans la société, caractérisée par plus d’âpreté dans les manières, par plus d’insensibilité dans les sentiments, par plus d’irascibilité dans les emportements et par plus d’indifférence pour les peines des autres.
P. 12 Si l’on scrutait avec soin la vie des scélérats qui ont porté dans le sein de leur frères un fer homicide, peut-être découvrirait-on que c’est sur les animaux que s’est d’abord exercée leur main sanguinaire.

P. 12/13 Les combats de coqs sont très communs en Angleterre ; on arme ces animaux, on les irrite les uns contre les autres et la fureur de ces combattants égale le caractère mélancolique de ces insulaires intéressés au sort du vainqueur et du vaincu par la nature et l’importance des paris auxquels ces combats singuliers donnent lieu. Ici, en France, dans quelques départements à certains jours de fête, les villageois s’exercent à couper la tête à une oie, à un canard, à un lapin, à un coq. Un prix est décerné au plus adroit. Les influences de ces spectacles se manifestent nécessairement dans l’indifférence qui résulte de l’habitude de faire souffrir, ou de voir souffrir, habitude bien funeste dans notre ordre social, où les occasions de secourir, de soulager ceux qui souffrent sont malheureusement si fréquentes.

II) De quelle manière les traitements barbares exercés sur les animaux peuvent-ils intéresser la morale publique ?

P. 13/14 Les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent la morale publique en ce qu’ils portent à l’indifférence, à l’insensibilité ; ils familiarisent avec les idées de sang et de destruction, ils accoutument le cœur aux cris de la douleur ; ils étouffent la pitié, cette tendre commisération qui nous identifie aux peines des autres et qui nous porte à les partager ou, du moins à les adoucir. La société est intéressée à ce que les sentiments soient conservés dans toute leur pureté, dans toute leur force. Elle doit soigneusement P. 15 éloigner toutes les causes qui pourraient affaiblir leurs bienfaisantes impressions. Aux époques désastreuses de la Révolution française, Paris offrait dans un de ses faubourgs, un cirque où se renouvelaient les scènes sanglantes des combats d’animaux. Ce spectacle attirait un grand concours de peuple, il semblait s’y replaire [sic] avec joie des images de la mort et de la destruction et s’y rendre insensible aux cris de l’humanité et aux malheurs de la patrie. Aussi, lorsque l’espérance et la paix ont succédé à la douleur, au deuil et aux larmes, on a voulu, pour l’honneur de la morale publique, que tous les spectacles qui pouvaient retracer au peuple ses idées de sang fussent fermés, afin qu’il ne fut pas détourné de la nouvelle direction que l’on donnait à son caractère, vers les sentiments de pitié et d’humanité qui doivent faire son plus beau partage. De l’insensibilité à la cruauté, il n’y a qu’un pas, que l’audace du crime fait souvent franchir. La barbarie de l’Europe s’est dissipée lorsque des sacrifices sanglants n’ont plus souillé les autels de la divinité. C’est peut-être un des plus grands bienfaits de la religion chrétienne à cette cause, il faut rapporter l’insensibilité, l’égoïsme des sacrificateurs et la barbarie du peuple.

III) De ce que l’homme doit aux animaux.

P. 15 Mais l’homme ne sait pas toujours donner des bornes à ses affections, il les porte souvent jusqu’à l’idolâtrie ; les animaux ont été plus d’une fois les objets matériels de son culte. Mais l’humanité a toujours eu à souffrir ou à rougir pendant ces éclipses de la raison. Lorsque les animaux ont des temples, les peuples sont réduits à la condition des brutes. Je ne m’occupe pas ici d’idolâtrie, je ne dois les considérer que dans leur relation avec l’homme pour les traitements qu’ils ont droit d’en attendre, pour cela voyons ce que les hommes ont fait pour eux ; nous examinerons ensuite si l’amélioration de leur sort a influé sur la morale publique, et c’est d’après ces résultats et cette comparaison que nous déciderons s’il convient de faire des lois pour adoucir les traitements barbares exercés sur eux.

IV) Lois concernant les traitements barbares exercés sur les animaux.

P. 16 Ces lois sont purement réglementaires et quelque sévères qu’elles paraissent, la morale publique en a plutôt provoqué l’exécution que la volonté du législateur. Aussi est-ce moins une réparation envers l’animal victime qu’un gage de sécurité que le magistrat a voulu donner à la société, un témoignage de sa volonté décidée pour étouffer des sentiments que l’humanité désavoue, quelque fois l’importance des services de l’animal a semblé justifier la sévérité de la loi.
A Sparte on condamna un enfant à mort pour avoir plumé un oiseau vivant, dans la persuasion qu’une insensibilité portée à ce point dans un âge aussi tendre, présageait un monstre destiné à devenir le fléau de la société et qu’on ne pouvait trop s’empresser à étouffer.

Quintilien cite un jugement de l’aréopage qui condamna un enfant à perdre la vie parce qu’il avait crevé les yeux à des cailles, regardant cette inclination sanguinaire comme la marque d’un très méchant naturel qui pourrait un jour devenir funeste à plusieurs si on le laissait croître impunément.

P. 17 Zoroastre qui a décrété des supplices contre le chien qui, dans le transport de sa rage, blesse un homme ou un animal domestique, a soumis également l’offenseur des animaux à la punition judiciaire. Il défend de tuer les animaux jeunes et ceux qui sont encore utiles. Cette défense concerne expressément l’agneau, le chevreau, le coq, la poule, le bœuf, le cheval. <…> rapporte que les adorateurs du feu ont tant de vénération pour le coq, qu’ils aimeraient mieux subir la peine imposée à un grand crime que de couper la tête à cet animal.

P 18 Mahomet recommande aussi les animaux à la charité de ses fidèles croyants, en Turquie il y a plusieurs fondations pour les animaux, on a vu de pieux mahométans acheter des oiseaux enfermés dans des cages, pour leur donner la liberté, croyant faire par là une action agréable à Dieu. Mr. Pictet de Genève parle dans son voyage en Angleterre d’une loi de ce pays qui autorise à citer en justice un homme qu’on voit maltraiter une bête de somme, alors même qu’elle lui appartient.

V) Quelle a été l’influence de ces lois sur le perfectionnement de la morale publique.

P. 19 Quelle est donc cette Sparte qui punit de mort un malheureux enfant pour avoir plumé un oiseau vivant de peur que cet enfant ne devint un jour, dangereux à l’Etat ? Où sont, dans cette République, les institutions de bienfaisance qui peuvent seulement donner à entendre que la pitié y était connue ? Ne sait-on pas que Lycurgue voulut enchaîner ses Spartiates, par les privations les plus dures, au culte de la Patrie ? Il ne voulait point de pères, point de mères, point d’époux, il voulait des citoyens et des esclaves. Tous les cœurs ne devaient battre que pour Sparte ; elle tenait enchaînés la Nature et l’Amour. Les caresses conjugales, la pitié filiale, l’amour maternel, la tendresse paternelle, étaient exilés de son enceinte. La bienfaisance y était inconnue, la commisération une faiblesse et le vol un précepte. Lycurgue portait son regard sévère sur l’enfant qui voyait le jour et s’il ne lisait pas sur son front le courage ou la force de porter sa chaîne, l’infortuné était condamné à perdre la vie. Il tenait enchaîné à la glèbe des milliers d’ilotes, caste malheureuse, immolée à tous les outrages, à tous les mauvais traitements que peut inspirer à des cœurs superbes, le sentiment fanatique d’une indépendance absolue. Dans cette même Athènes où l’on se montra si cruel envers un enfant qui avait crevé les yeux à des cailles, ne prononça-t-on pas l’arrêt de mort de Socrate, déclaré par l’oracle le plus sage des Grecs ?

P. 21 Ces Romains, si sensibles envers leurs animaux domestiques, se montraient inhumains envers leurs esclaves. La pitié était étrangère à tous les traitements qu’on exerçait envers eux et sous l’action de la loi aquiliene [sic] la blessure faite à une bête et celle faite à un esclave étaient confondues ; on n’y voyait que l’intérêt du maître et jamais celui de l’humanité. Une loi des douze tables permettait au créancier de couper en morceaux le débiteur insolvable. Ces maîtres du monde qui avaient déterminé la longueur du sillon qu’il était permis de faire tracer à un bœuf, n’avaient pas fixé le poids dont il était permis de charger un malheureux esclave. Aussi plus d’une fois, poussés à bout par ces traitements affreux que les Romains épargnaient à leurs bêtes de somme, les esclaves se révoltèrent et vengèrent sur leurs maîtres mêmes, l’humanité qu’ils avaient si longtemps et si impunément outragée. A Rome où l’on semblait attacher un si grand prix à la vie des animaux, la vie des hommes était comptée pour bien peu de chose.

P 22 Sur les rives du Gange, comme sur celle du Tibre, l’amour des hommes n’est plus en raison directe de l’amour des animaux. Dans quel pays du monde l’homme se trouve-t-il plus dissemblable de l’homme. Des distinctions odieuses y établissent des différences morales que nulle considération ne saurait faire disparaître ; et tel Parsi qui tiendrait en honneur de loger une vache dans son palais, se croirait souillé, déshonoré s’il donnait l’hospitalité à un malheureux paria. Les adorateurs du feu entretiennent des hôpitaux pour les animaux et ils chassent dans les forêts une caste entière qui est forcée de venir disputer aux bêtes féroces leurs repaires et leurs antres.

P. 22/23 En Turquie aussi, l’amour des animaux est loin de disposer à l’amour des hommes : tel musulman qui n’ose toucher par respect à une colombe, accable de coups un malheureux Grec et pour la plus légère faute, il lui faut des eunuques pour veiller à la fidélité de ses femmes, il lui faut des esclaves dont la vie et l’honneur dépendent de ses caprices, il donne la liberté à des oiseaux renfermés dans une cage et il tient sous le verrou celle que la nature a créée pour être la compagne de sa vie, la mère de ses enfants.

P. 23/24 Si l’on jugeait de l’humanité des Anglais par l’affection qu’ils portent à certains animaux, surtout aux chevaux, on les croirait les plus doux, les plus sensibles des hommes : mais il s’en faut de beaucoup que cet attachement ait influé sur leur caractère. Le peuple de Londres surtout se pique envers les étrangers d’une brutalité, d’une insolence qui répugnent aux droits des gens ; et cette même populace qui, dans une course, se précipite en foule devant le cheval vainqueur et le félicite, le caresse et le baise, avec effusion de cœur, accable souvent d’insultes le malheureux criminel que la loi va frapper, au point qu’une des fonctions de shérif consiste - dit-il – à assister aux exécutions des criminels afin de préserver ceux-ci des insultes de la populace. L’amour des animaux n’a jamais adouci le caractère d’aucun peuple. Ce sentiment ne porta jamais à la commisération ; il ne fit jamais un partisan de la philanthropie. Si les lois, si les préceptes qui consacrent ainsi l’attachement que l’on doit porter aux animaux, n’inspirent pas aux peuples chez lesquels sont en si grande vigueur plus d’humanité et plus de philanthropie, peut-on conclure que de l’amour des animaux on puisse s’élever à l’amour des hommes ? Pour qu’on pût être convaincu de l’utilité, de la nécessité de ces lois il faudrait qu’on pût établir d’une manière remarquable les bienfaits de leur influence sur les mœurs des peuples pour lesquels elles ont été consacrées. C’est ce que l’observation ne permet pas d’établir.

P. 24/25 Le législateur peut se reposer pour les égards dus aux animaux en relation directe avec l’homme sur cet esprit d’intérêt qui est pour lui une si puissante recommandation, surtout lorsqu’il s’agit des instruments qui tendent à l’accroissement de ses richesses ou à flatter sa vanité et son amour propre. Ces deux mobiles fixeront toujours sur les animaux le soin le plus assidu. Le laboureur serait-il si compatissant pour les bœufs s’il ne les attelait à sa charrue ? Cet Anglais aurait-il pour se chevaux tant d’attention et tant de complaisance s’il n’avait la prétention d’en faire un objet de vanité nationale ? Ces motifs, quoique avantageux pour les animaux sont étrangers à l’humanité. Ces considérations intéressées qui affectent si naturellement ces hommes, suppléeront dans tous les temps au silence du législateur. L’expérience nous a appris qu’il faut savoir s’en rapporter aux hommes, lorsqu’il s’agit de ne pas compromettre les intérêts de leur vanité ou de leur fortune.

P. 25/26 L’homme juste ne fut jamais cruel et barbare. L’amour des animaux ne porta jamais à l’amour des hommes. L’amour des animaux dessèche l’âme, il la rend indifférente et froide pour tout ce qui est étranger à cette affection insultante pour l’humanité. Au lieu que la philanthropie porte avec elle un caractère de bienveillance qui tend à se communiquer à tout ce qui l’approche. L’homme sensible qui soulage l’aveugle mendiant s’intéresse aussi au chien qui le conduit et le guide. L’homme est créé pour exercer sur les animaux un empire absolu, souvent marqué par des actes de sévérité, même de cruauté que ses besoins, ses plaisirs, ses habitudes et la nature de son organisation lui arrachent. Qu’il attache le cheval à son char, le bœuf à sa charrue, qu’il ravisse au tendre agneau le lait de sa mère, qu’il dispute à l’abeille le fruit de ses excursions, qu’il atteigne des traits de la mort les habitants des bois, des airs et des eaux. La nature a placé dans ses mains le sceptre du monde et dans l’autre un glaive redoutable pour frapper les victimes, ou les audacieux qui viendraient le lui disputer dans l’exercice de cet immense pouvoir, de cette terrible domination ; qu’il soit sévère puisque ses besoins l’exigent mais qu’il ne prodigue jamais sans nécessité des tourments et des douleurs, aux victimes qu’il immole.

P. 27/28 Si j’ai représenté que les mauvais traitements exercés sur les animaux rendaient les hommes plus mauvais, je n’ai pas cru qu’il suffisait, pour les rendre meilleurs, de les empêcher de les maltraiter. Lorsque j’ai fait des vœux pour qu’il fût possible de faire cesser ces actes qui souillent l’humanité, je n’ai pas cru que l’on dût diriger immédiatement vers ces objets les soins de la morale. Je désire qu’on <…> de ce que j’ai dit deux choses, la première que l’amour des animaux ne rend pas l’homme meilleur ; la seconde que la cruauté envers les animaux rend l’homme plus mauvais encore. Il n’est donc pas utile de le porter à les aimer, mais si l’on borne à réprimer les mauvais traitements exercés sur eux, on peut contribuer à le rendre bon. On y parviendra par de simples règlements, conséquences nécessaires de l’humanité du code qui nous régit. En multipliant les lois, on affaiblit leur force et le respect qu’elles doivent inspirer.