Épisode 3 : bataille pour un royaume

Ayant entendu dire que messire Tristan ne se trouvait pas en Cornouaille et sachant les Cornouaillais si profondément couards qu’ils l’attendraient à grand peine sur le champ de bataille, Hélian, seigneur de Saxe, avait prévu de pénétrer en Cornouaille par la force. Il chasserait le roi Marc bon gré, mal gré.

Tout le jour et toute la soirée, les Cornouaillais vinrent en grand nombre à Tintaïol quand ils surent que les Saxons étaient arrivés en Cornouaille. Pendant la nuit, les chevaliers fourbissent leurs armes, s’occupent de leurs chevaux et de leur équipement. Le lendemain matin, les Saxons, après avoir disposé et apprêtés leurs bataillons le mieux possible, se mettent en route à travers la campagne.

Ainsi la bataille débute-t-elle, grande et plénière. De part et d’autre, on se cherche violemment. Tous se montrent qu’ils sont des ennemis mortels et qu’ils ne s’aiment aucunement. Grands sont les cris, grande est la clameur parmi ceux qui trébuchent et qui ne peuvent se relever. Immenses sont les fracas et la brisure des lances. La clameur s’élève, remplie des grands coups qu’ils se donnent sur les heaumes de leurs épées si tranchantes qu’ils les découpent en plusieurs endroits, et du fracas de ceux qui tombent à terre sans pouvoir se relever. Vous pouviez entendre de très loin les cris et les râles de ceux qui mourraient dans la détresse.

Dans les deux camps, les pertes subies ne seront jamais réparées. Et messire Tristan, tel un lion face aux Saxons, les frappe, les tue et leur cause des torts cruels. Je vous dirais même, à propos des Cornouaillais, qu’ils cognent hardiment sur les Saxons uniquement grâce à la confiance qu’ils ont en monseigneur Tristan. Vous pouviez voir la terre recouverte et jonchée de morts et de blessés par où passe la bataille. À dire vrai, jamais une guerre si rude ni si douloureuse ne se déroula en Cornouaille. Beaucoup de Cornouaillais et de Saxons y meurent.

Le lendemain, tôt le matin, les barons de l’armée de Saxe prirent conseil. Hélian, qui était leur seigneur et qui était particulièrement furieux à cause de la perte qu’ils avaient subie dans la bataille, s’avance aussitôt et dit devant tous :
« Si messire Tristan n’avait pas été là, nous aurions mené à terme nos intentions. J’ai pensé demander aux Cornouaillais d’affronter en combat singulier monseigneur Tristan ; s’il peut me battre par les armes, je lui accorderai de faire de moi et de mes hommes ce qu’il voudra. Et si je peux avoir le dessus, je veux que la Cornouaille verse désormais le tribut à la Saxe. »

Les Saxons envoient alors un messager auprès du roi Marc.
« Tristan, beau neveu, fait le roi Marc, vous êtes notre secours, notre réconfort et toute notre espérance de bonheur. Que nous dites-vous à propos de ce message que les Saxons nous ont envoyé ?
— Messire Tristan, disent les Cornouaillais, le mieux que nous pouvons apercevoir dans cette affaire est que vous entrepreniez le duel contre Hélian. Vous êtes un si bon et si puissant chevalier que nous savons vraiment qu’au final, il ne pourra résister contre vous.
— Bien que je sois un bon chevalier, réplique messire Tristan, je ne suis pas natif de Cornouaille. J’affirme que j’ai ôté la Cornouaille à plusieurs reprises de périls mortels et de hontes éternelles. Mais jamais de ma vie je n’ai trouvé de courtoisie en Cornouaille. C’est pourquoi je dis ouvertement que je refuse ce duel.
— Ah, Tristan, beau neveu, pitié ! Pour l’amour de Dieu, ne nous rappelez pas notre félonie. Nous affirmons clairement, et nous l’avouons, que vous avez maintes fois délivré la Cornouaille de nombreuses grandes hontes et de périls mortels à vous seul. Tristan, beau neveu, ne nous faites pas défaut en cette occasion. Si vous nous abandonnez, nous sommes morts et détruits. »

En entendant que le roi Marc et le peuple de Cornouaille le prie si fort, monseigneur Tristan leur répond :
« Seigneurs, puisque je constate que vous n’avez pas la capacité de vous battre contre les Saxons, si vous me jurez sur les saints que jamais de votre vie vous ne me causerez de tort ni pour le roi Marc, ni pour un autre, je suis préparé à entreprendre le duel. »
Et ils disent qu’ils sont prêts à obtempérer.

Quand vint le lendemain, tôt le matin, les Saxons et les Cornouaillais se réunirent tous hors de Tintaïol pour jurer les accords qui avaient été établis entre eux. Les deux chevaliers viennent à leurs chevaux qui étaient depuis longtemps sur le champ de bataille et montent aussitôt. Ils éperonnent leurs montures et s’élancent l’un vers l’autre au galop. Et lorsque les lances se rejoignent, ils se heurtent si violemment de toutes leurs forces que ni les hauberts ni les écus ne les empêchent d’enfoncer le fer dans les chairs nues. Et si les lances ne s’étaient pas brisées lors de cette joute, ils auraient été mortellement blessés car tous deux étaient de très grande force. La bataille est dure, cruelle et extrêmement redoutable. Ceux qui la regardent sont prodigieusement ébahis, mais ils constatent que la force des deux chevaliers n’est pas égale. Hélian combat dans une grande détresse, une grande angoisse, de grands tourments et une grande peine contre monseigneur Tristan. Il a tant enduré et souffert qu’il est gravement blessé ; il a perdu tellement de sang de toutes parts qu’il est prodigieux qu’il parvienne à tenir debout. Et à dire vrai, s’il n’était pas de grande force et de si grand courage, il ne pourrait tant supporter.

Selon le conte, les Cornouaillais firent grande joie et grande fête quand ils virent que la bataille était gagnée. Le roi demande dans toute la Cornouaille que tous viennent à Tintaïol, le pauvre comme le riche, car il voudra tenir la cour la plus somptueuse pour fêter dans la joie cette bonne aventure qui leur est arrivée et la victoire que Dieu leur a donnée sur leurs ennemis.

Lettre de Tristan à Lancelot

À vous ami, qui de bonté
Avez tous les bons surpassé,
Je vous envoie mes lettres où vous est conté
Que le roi Marc est bien dompté.

J’ai mis mon ennemi en taille.
Les autres, je les taille et les retaille.
Par la force, j’ai remporté ma bataille.
Amour dort dans les entrailles.

Les bons sont de moi joyeux.
De douleur meurent les envieux.
Le roi Marc qui fut ennuyeux
Est comme le temps mauvais et pluvieux.

J’ai vaincu tous mes ennemis.
De votre part, doux ami,
Je vous demande une lettre.
Qu’elle me soit transmise.
Que des choses qui vous concernent y soient mises.

Générique

Musique originale : Nicolas Sarris et Nathalie Vinot
Enregistrement et mixage : Bao Falco
Réalisation et montage : Martin Delafosse (wave.audio)
Avec : Nathalie Vinot (narration et chant) et Nicolas Sarris (chant et piano)
Adaptation : Cécile Troussel
Réalisé avec le studio wave.audio
Série réalisée avec le soutien de la région Occitanie Pyrénées-Méditerranée et de l'État – Préfet de la région Occitanie
Tristan, tome 3, La Joyeuse Garde, est publié aux éditions Anacharsis. Traduction du moyen français par Isabelle Degage depuis le manuscrit 2537 daté du XVe siècle et conservé à la bibliothèque de Vienne.

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