Actuel Moyen Âge

Entretien avec l’équipe d’Anacharsis en charge du « projet Tristan »
Les Éditions Anacharsis entreprennent la traduction en cinq tomes d’un monument de la littérature médiévale : le Roman de Tristan. Un chevalier arthurien, des péripéties infinies, une histoire d’amour tragique : l’occasion, pour cette maison d’édition, de proposer à la fois une nouvelle traduction du texte, une série de podcasts, et même un spectacle !
par Florian Besson

Pourquoi avez-vous choisi de traduire et d’éditer le Roman de Tristan, plutôt qu’un autre texte arthurien ?

Frantz Olivié, éditeur — Il est vrai que nous avons un penchant pour la littérature romanesque ancienne, d’où qu’elle provienne (d’Islande comme de Sumatra). Le cycle arthurien est absolument foisonnant et couvre des siècles, dans des formes narratives extrêmement diverses, si bien qu’opérer un choix dans cette immensité devient vite une gageure. C’est en réalité à la réception des quinze premières pages de la traduction, un envoi spontané, que nous nous sommes décidés. C’est d’une part la fluidité de la langue qui nous a convaincus, puis, surtout, l’ambition de ce texte particulier, et son statut : c’est à la fois une somme, une sorte de gigantesque récapitulatif du cycle, et aussi l’apogée, les derniers feux de cette littérature. Rédigé à la fin du XVe siècle, il ramasse dans la forme et dans le fond tout ce qui a précédé. On y rencontre une époustouflante maîtrise narrative encore fortement ancrée dans l’oralité, et en même temps une mise en ordre des motifs dramatiques telle qu’elle va s’imposer dans le roman par la suite. La surface universelle qu’il recèle est enfin surlignée par le fait qu’il ait été produit par un collectif anonyme : il n’y a pas d’auteur, pour ainsi dire, sinon la voix d’un conteur, qui par définition s’adresse à tout le monde.

La traductrice du texte, Isabelle Degage, fait le choix d’une langue contemporaine, qui conserve une grande élégance mais qui, contrairement à un grand nombre de romans historiques se passant au Moyen Âge, ne s’encombre pas de termes ou tournures archaïques (« par ma foi », « nenni », « que non point », etc.). Comment traduit-on un texte médiéval pour le rendre accessible au plus grand nombre ?

Frantz Olivié, éditeur — L’emploi d’expressions figées n’est pas en soi rédhibitoire. L’important réside dans la cohérence de la langue employée pour faire littérature, pour valoir œuvre littéraire. Le débat est vaste, évidemment, mais, à minima, c’est peut-être la capacité de créer par les mots un monde à part, complet, et valable en soi qui produit une œuvre. La force de la traduction d’Isabelle Degage réside dans cette capacité à produire une langue dotée de ses caractéristiques propres, des images, un rythme, une sonorité, bref une musique (un opéra, pourrait-on dire). Cette dernière à son tour provient de la langue originale. Toute traduction est une variation sur un thème. L’important est de restituer ce thème (le cycle arthurien) dans une variation (le français contemporain) qui soient en harmonie l’un avec l’autre. Isabelle Degage est parvenue, pensons-nous, à écrire le Tristan en prose dans une variation formelle qui autorise le lecteur à rencontrer ce texte.

Le débat n’est pas de savoir si elle aurait « simplifié » ou « modernisé » la langue médiévale par des « trucs » d’écriture. Redisons-le, elle a écrit Tristan d’après nature (puisqu’elle a travaillé directement sur le manuscrit de Vienne) avec une langue capable de nous faire croire à toute la vérité d’une rencontre entre chevaliers sur un chemin dans la forêt du royaume de Logre. Par ailleurs, nous partons du principe que l’anachronisme est inopérant en littérature. Que les textes médiévaux soient réputés difficiles d’accès est un vaste débat, mais il nous semble que c’est plutôt cette réputation qu’il faut questionner, davantage que les textes eux-mêmes.

Pourquoi avoir choisi de construire ce projet transmédia, associant traduction du texte et lecture de ce dernier en format podcast ? Vous mentionnez notamment la volonté de rendre « l’oralité » du texte : pouvez-vous nous en dire plus ?

Cécile Troussel, adaptation du texte et conception du site Internet — Le texte porte en son sein une oralité que nous avons voulu restituer au public, pour lui donner son ampleur d’antan. On entend dans Tristan le narrateur conteur qui s’adresse à son public, qui n’a pas peur de varier plusieurs fois sur le même thème, qui retient son auditoire avec de multiples « trucs » d’orateur. Les techniques actuelles nous permettent de rejouer ces variations, grâce au système de podcast : un tome, une saison, plusieurs épisodes piochés dans l’immensité de la traduction. Les scènes lues, infime part des 600 pages de chacun des tomes, se veulent à la fois reflet de la diversité des ambiances du livre et narration à part entière composant une saison. Chaque saison durant moins d’une heure, il a par contre fallu se concentrer sur quelques personnages seulement, pour ne pas dérouter notre auditoire ! Des dizaines de spin off restent à composer… Par exemple, ni le Chevalier à la Côte tailladée ni la Demoiselle médisante ne sont évoqués dans les podcasts, et ce fut un crève-cœur, car ces deux-là nous tiennent en haleine de chapitre en chapitre ! Mais on y retrouve – outre Tristan, Iseult, Marc, Arthur, Lancelot, Morgane, Merlin – Elisabeth, mère de Tristan, le Morholt, géant frère du roi d’Irlande, ou encore Dinadan, comparse involontaire de l’un des meilleurs chevaliers de son temps.

L’une des originalités de ce podcast réside dans la mise en musique, à chaque fin d’épisode, de deux ou trois strophes d’un lai chanté dans le roman par Tristan ou Iseult. Ces variations musicales actuelles donnent une dimension nouvelle à la narration proprement dite, et ceci grâce à une particularité du texte même, soit la présence de lais. C’est aussi cette mise en musique qui nous a permis d’imaginer une lecture concert : nous n’oublions pas qu’aujourd’hui encore le public se laisse volontiers captiver par les conteurs en chair et en os, et la première du spectacle monté d’après les podcasts aura lieu cet automne à la Cave Poésie à Toulouse. Nous avons choisi pour le spectacle de garder un seul épisode (le premier de la saison 2) et de le conter dans sa longueur initiale : celui de la Folie de Tristan. Après avoir perdu Iseult, Tristan quitte le monde des chevaliers pour se réfugier au plus profond de la forêt. Devenu fou de douleur, hirsute, méconnaissable, l’aventure va pourtant se rappeler à lui.

Les possibilités que donne ce texte sont innombrables et, finalement, nous renouvelons l’expérience du manuscrit médiéval avec les médias actuels : le livre, la diffusion en podcast, le spectacle. Le site Internet nous permet en plus de reproduire en couleur les enluminures du manuscrit (évidemment, le livre pouvait aussi le faire, mais à un tout autre prix !).

Le projet d’édition en 5 tomes, un par an, était déjà d’ampleur. La permanence de ce texte, des mythes qui le composent et des thèmes qui l’imprègnent se double avec les podcasts de la saisonnalité et de la modernité de la « série ». Série qui, encore une fois, est présente dans le texte au long court, lui-même sautant d’amour contrariées en batailles épiques et de tournois gigantesques en manigances et autres rebondissements inattendus.

Les épisodes du podcast associent lecture du texte, passages chantés, fond sonore particulièrement travaillé. Comment se construisent ces épisodes ? Qu’est-ce qui prime : la voix, l’histoire, le rythme, la musique ? Est-ce que vous avez travaillé avec des instruments de musique médiévaux ?

Xavier Collet, réalisateur et designer sonore — Chronologiquement, la construction des podcasts s’est faite autour de la voix parlée. Les textes ont tout d’abord été enregistrés par la comédienne Nathalie Vinot. En parallèle, Nicolas Chevalier-Sarris (chant ; piano) s’est approprié les lais afin de les mettre en chanson. Nous ne nous sommes rien interdits sur les plans musical et sonore, quelle que fût l’ancienneté du texte. La musique de Nicolas Chevalier-Sarris emprunte ainsi tour à tour à la chanson, au jazz, à des ambiances plus impressionnistes voire au langage musical modal de la Grèce ou de l’Inde.

En parallèle, j’ai créé une multitude de matières sonores plus électroniques dans mon petit laboratoire à l’aide de ma machine à sons de prédilection : le synthétiseur modulaire. C’est un environnement de création sonore très riche et personnel où la sérendipité, les hasards heureux et les découvertes sont fréquents. Des heures de matière sonore originale ont ainsi été concoctées au fil des mois, patiemment découpées, nommées et consignées sur mes disques durs.

Puis est venu le temps du montage de tous ces éléments, qui a sans aucun doute été l’étape la plus fastidieuse. Le plus difficile fut de trouver le ton, les associations et le rythme pour faire respirer ensemble le récit, l’habillage sonore électronique et la musique instrumentale… Cela s’est fait de manière très pragmatique, en multipliant les écoutes, en confrontant la voix de Nathalie et la musique de Nicolas à mes matières sonores.

L’originalité du projet nous a permis d’explorer des relations nouvelles entre la voix, la musique et le design sonore. Je crois que nous sommes tous les trois très heureux de cette carte blanche qui nous a été donnée ainsi que de la singularité du résultat.

Cécile Troussel, adaptation du texte et conception du site Internet — La première saison a été fabriquée avec Sika Gblondoumé et Nicolas Chevalier-Sarris. Sika, conteuse et chanteuse, s’est tout de suite saisi des lais et a ainsi donné une identité particulière à chaque épisode, imprégné d’influences variées. Travaillés ensuite avec Nicolas, joueur de bouzouki, de laouto, de guitare et guitare électrique, ces chants colorent chacun des épisodes de la saison. Si les épisodes sont construits sur le même modèle, l’esthétique de la deuxième saison est tout autre, redéfinie par le choix des instruments (Nicolas est revenu au piano), la réalisation, assurée par Sika Gblondoumé pour Le Philtre et par Xavier Collet pour La Table Ronde, et par le changement de narratrice : Nathalie Vinot, comédienne et chanteuse, raconte l’histoire de Tristan, et donne à tous envie de s’arrêter pour l’écouter.

Comme les livres, les deux saisons ont chacune leur tonalité ; copistes, interpolateurs ou troubadours de notre époque, les artistes ont fait vivre ce projet à leur manière.

On termine traditionnellement nos entretiens par une question portant sur les rapports entre l’actualité et la recherche entreprise ou le livre dont on parle. Ici, tous les tomes de Tristan sont préfacés par des écrivain.e.s contemporain.e.s : est-ce une façon de souligner que le Roman de Tristan, ce texte rédigé au XIe siècle, peut nous parler et nous toucher ?

Frantz Olivié, éditeur — Oui, bien sûr. Mais c’est aussi davantage que cela. Tristan, s’il demeure méconnu, n’est pas un texte anodin. C’est un récit océanique qui a été arrosé par tous les ruisseaux, rivières et fleuves des siècles qui l’ont précédé, et c’est pourquoi il présente cette immense étendue. Ce n’est pas un hasard si nous l’avons aussi baptisé « l’Iliade des chevaliers ». Cette immensité à son tour irrigue la littérature qui lui a succédé jusqu’à aujourd’hui, même si c’est parfois de façon souterraine. On y rencontre des motifs – passions, désirs, actions – qui sont de tous les temps et ne sont donc d’aucun. Il adopte en outre des formes diverses, use de modes et de registres narratifs pluriels – le suspense, le dramatique, le tragique ou même, à l’occasion, le vaudeville – qui sont au fondement de l’écriture contemporaine.

En demandant à des écrivains actuels de se positionner face à ce chatoiement, notre idée était donc aussi de désenclaver le Tristan du carcan de la « littérature médiévale » pour faire valoir sa dimension universelle. Nous proposons à chacun d’écrire librement sur le tome qui lui est imparti, de s’exprimer sur un ressenti, d’aller à la rencontre de ceux qui jadis ont mis en forme le Tristan, et éventuellement, d’une certaine façon, de se joindre à eux. D’entrer dans ce chœur des faiseurs d’histoires dont la caractéristique première, ainsi qu’elle transparaît dans chaque phrase du Tristan, est la joie irrépressible de raconter. Il ne s’agit pas de gommer les cinq siècles qui nous en séparent, ni d’apprécier cet écart (ce qui serait le fossiliser), mais de se placer en situation d’apprentissage face à ce qui nous paraît, dans tous les sens du terme, l’enfance de l’art.

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