Incipit

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Après la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ dont la souffrance et la mort nous ont tirés de la prison ténébreuse et de la mort éternelle, Joseph d’Arimathie, qui avait été son loyal disciple, vint ensuite en Grande Bretagne sur le commandement de Notre Seigneur avec la plus grande partie de son lignage. Par sa prédication, la majorité de cette terre fut gagnée à la loi chrétienne. Joseph d’Arimathie avait un frère du nom de Bron. Il avait douze très beaux fils, tous sages et courageux, et qui éprouvaient grand amour pour leur père. Ils ne ressentaient guère d’affection pour leur mère car elle était morte depuis longtemps.

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Bron vint trouver Joseph et lui dit :
« Sire, pour l’amour de Dieu, conseillez-moi. J’ai douze grands et beaux fils, encore damoiseaux. Mais je ne sais qu’en faire. S’il vous plaît, faites-les venir devant vous afin de savoir la volonté de chacun. Et quand vous saurez ce qu’ils veulent, ils agiront selon votre conseil. » Joseph fit comme Bron le lui avait demandé : il fit venir les enfants devant lui et ils y allèrent volontiers. Et, quand ils furent devant Joseph, il leur demanda ce qu’ils voudraient faire et s’ils se marieraient ou pas. Il advint que onze d’entre eux furent d’accord pour le mariage, mais le douzième fut d’un avis contraire. Il garderait sa vie entière la virginité consacrée à Notre Seigneur et servirait à la table du Saint Graal. Quand Joseph entendit l’intention de l’enfant, il répondit :
« Dieu te garde en cette volonté ; il me plaît que tu sois serviteur et ministre du vase sacré. Et parce que tu désires accomplir parfaitement le service de la loi, tu recevras de moi le grand honneur de me succéder. Et quand tu trépasseras de ce monde, celui à qui tu laisseras la garde en sera chargé légitimement selon ma volonté. Les héritiers qui en seront chargés après lui ne verront jamais leur terre appauvrie ; ils seront comblés de tout temps éternellement de la grâce du vase sacré, tant qu’ils en auront la surveillance. Et quand tu mourras, celui à qui tu laisseras la garde sera définitivement en sa possession, selon ma volonté. Il en sera de même pour ses héritiers. De la protection du vase sacré, ils recevront tant de bonheur que jamais leur terre ne sera stérile : ils seront de tout temps repus et comblés tant qu’ils en auront la possession. Je t’accorde cette faveur, beau doux ami. » Il s’agenouilla devant Joseph et le remercia avec ferveur. Joseph le revêtit de la garde du vase sacré après sa mort. On l’appelait Hélain le Gros. Après l’investiture dont je vous parle, Joseph appela les onze autres enfants et leur dit :
« Apprenez-moi si vous souhaitez contracter mariage et je m’en chargerai. » Il maria donc dix enfants selon leur désir. Le onzième, qui était le plus jeune, s’appelait Sador ; il dit à Joseph :
« Sire, je ne veux pas que vous arrangiez mon mariage. Je désire moi-même chercher la femme que j’épouserai.
— Comment ? s’étonne Joseph. Ne veux-tu pas être sous mon autorité comme les autres frères ?
— Sire, bien sûr, répond Sador, en tous points, excepté pour mon mariage. Je voudrais agir de ma propre volonté.
— Libre à toi, fait Joseph. Puisque tu veux agir selon tes désirs, je l’admettrai. Mais je crains que tu ne finisses par t’en repentir. »
Voici ce qu’il advint des douze enfants de Bron. Sador demeura avec ses frères qui étaient mariés, et Joseph, accompagné de son autre parenté, quitta le pays pour rallier d’autres terres et annoncer la mort du Christ comme la voix divine le lui avait ordonné. Sador resta avec ses frères qui étaient valeureux et excellents chevaliers ; très souvent, ils le pressaient de se marier, mais il refusait. Il répondait n’avoir pas encore rencontré une femme susceptible de lui plaire. Selon le conte, tous ses frères vivaient près de la mer dans des châteaux et des villes magnifiques, non loin du port d’Irlande.
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Un jour, aux alentours de Noël, Sador chevauchait le long du rivage, seul, sans autre arme que son épée car il n’avait peur de rien. La mer avait été, cette nuit et le jour précédent, si démontée et si agitée qu’elle était laide à voir. Tandis qu’il chevauchait, Sador parvint à un grand rocher où il aperçut un navire qui s’y était brisé. Tous les marins avaient péri, excepté une demoiselle qui était la fille du roi de Babylone. Elle s’était agrippée à une planche du bateau sur laquelle elle était allongée. Elle la tenait si fermement qu’on ne pouvait la lui faire quitter ; c’étaient la peur de la mort et la tempête qui avait précipité la nef sur le rocher si prodigieusement qui la tenaient dans cet état. Son effarement était tel qu’elle n’était plus capable de savoir si elle était morte ou vive. Il lui était impossible de s’échapper du navire car il était envahi par les eaux. Tandis que la demoiselle se trouvait dans la situation dont je vous parle et qui l’empêchait de quitter le navire rempli d’eau, arriva Sador qui vit le bateau fracassé de toutes parts et tous ses occupants morts, excepté la demoiselle. Il pensa que Notre Seigneur veillait sur elle puisqu’elle avait échappé à un si grand péril.
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Il descendit à présent vers le lieu du sinistre et s’efforça de sauver la demoiselle ; il la ramena sur le rivage saine et sauve mais elle était encore bien trop choquée : c’était merveille de la voir ainsi. Sador la consola de son mieux. Mais elle était si épouvantée qu’elle ne parvenait pas à entendre ce qu’il lui disait car elle imaginait être toujours prisonnière de la tempête. Alors Sador la fit monter en selle devant lui et la conduisit au château d’un de ses frères, celui qu’il aimait le plus en raison de son excellente renommée. Il s’appelait Nabuzadan. Parvenu au château, Sador installa la demoiselle dans une chambre où elle demeura deux jours sans manger. La peur qu’elle avait ressentie pendant le naufrage semblait lui avoir ôté la raison. Cependant, il y eut un jour où elle retrouva ses esprits et elle recommença à manger puis à reprendre des forces. Les gens du château lui demandèrent alors qui elle était. Elle leur répondit qu’elle était la fille du roi de Babylone et qu’elle s’en allait en Perse afin de rejoindre le roi qui l’avait demandée en mariage. Mais le mauvais sort s’était acharné et l’avait conduite à ce port où elle avait perdu de manière tragique toute sa suite. Elle-même avait failli ne pas en réchapper.

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Codex 2537, feuillet 4

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