Le Monde des livres

« Tristan », légende d’une langue vivante
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L’amant d’Iseult fut célébré en vers ou en prose. Un long manuscrit collectif du XVe siècle rapportant son histoire est enfin traduit du moyen français. Enivrant.
par Mathias Énard

Comme le chèvrefeuille qui s’est enroulé autour du noisetier, ils sont inséparables : si l’un meurt, l’autre succombe. Voilà comment Marie de France (1160-1210), dans son Lai du chèvrefeuille, décrit Iseult et Tristan, les plus fameux des amants. Les plus malheureux, aussi, puisqu’ils s’aiment malgré eux d’un amour adultère, à cause du breuvage magique, le philtre, qu’ils burent ensemble et par erreur, sur le bateau qui les ramenait d’Irlande en Cornouaille, à Tintagel, afin qu’Iseult y épouse le roi Marc. Cet amour scellé magiquement aura de tragiques conséquences et, après mille aventures, mille séparations et mille retrouvailles, Iseult et Tristan mourront, aussi unis dans le trépas qu’ils le furent dans la passion.

Blanches mains
Nous connaissons tous cette légende grâce aux versions qu’en ont donné les poètes Thomas d’Angleterre, Béroul et Gottfried de Strasbourg, tous trois actifs vers la fin du XIIe siècle ; ces longs poèmes narratifs ne nous sont pas parvenus complets, et l’histoire, celle du Morholt, du philtre et d’Iseult aux blanches mains, doit beaucoup à la reconstitution en prose qu’en donna Joseph Bédier, éminent romaniste, en 1900, sous le titre du Roman de Tristan et Iseut, trente-cinq ans après que Richard Wagner a fait redécouvrir ces héros celtes à l’Europe ébahie. Le récit de Bédier, « collage » des trois Tristan versifiés, sera un immense succès, constamment réédité, passionnément lu jusqu’à aujourd’hui ; le grand arabisant André Miquel en a même publié, comble de l’étrange, une adaptation en alexandrins.

Mais Bédier est aussi l’arbre qui cache la forêt du Maurois, et a renvoyé dans l’oubli une immense tradition connue jusqu’ici des seuls philologues, celle dite du « Tristan en prose ». Car, après les premiers poèmes narratifs de Béroul ou de Thomas, les histoires d’Iseult et de Tristan se sont mélangées au reste de la « matière de Bretagne » et ont été mises en œuvre par les romanciers en français des siècles suivants : Tristan participe donc à la quête du Graal, devient chevalier de la Table Ronde, côtoie Lancelot et tous les preux d’Arthur. Il existe des dizaines de manuscrits de romans de Tristan en prose, conservés dans de nombreuses bibliothèques d’Europe, un des plus célèbres (et le plus long) étant le manuscrit numéro 2542 de la bibliothèque de Vienne, dont les éditions Anacharsis publient le premier volume, sur cinq prévus.

Plus de 3 000 pages en tout, que d’aventures ! Trois mille pages traduites du moyen français par la précise (et patiente) Isabelle Degage. Ce manuscrit a déjà été édité dans sa langue originale par le très savant Philippe Ménard, chez Droz, à Genève, pour ceux qui seraient curieux de la saveur du français du XIIIe siècle. Mais que le français soit la langue originale de ce récit, rien n’est moins sûr, s’il faut en croire son narrateur, qui nous avoue avoir traduit ce qui suit… du latin : « Moi, Luce, chevalier (…), entreprends de traduire du latin en français une partie de cette histoire, non pas que je sache parfaitement le français, car ma langue et ma façon de parler relèvent plus de la manière d’Angleterre que de la manière française, mais c’est ma volonté et mon intention de la traduire le mieux que je pourrais sans y mettre de mensonge et en toute vérité. » Nous ignorons qui est exactement ce chevalier Luce, qui se vante d’être un mauvais traducteur ; il semble néanmoins que tous les romans de chevalerie jusqu’à Don Quichotte doivent être traduits d’une version antérieure et étrangère.

Epée empoisonnée

Soyons clairs : cette traduction de fausse traduction est un délice. Bien sûr, dans ce premier volume, nous sommes encore dans un Tristan connu, où il n’est que très peu question du Graal. On apprend comment Tristan est sauvé de la mort, en Gaule, par l’amour d’une jeune femme – amour qu’il fuit en Cornouailles. Sachez qu’en ce temps-là commençait le règne du roi Arthur, dont le couronnement était récent, nous dit-on. Puis Tristan est adoubé par le roi Marc, puis il défait Morholt le chevalier irlandais en combat singulier, mais est blessé par son épée empoisonnée puis… Iseult la blonde apparaît : la plus belle enfant au monde et la plus instruite. Puis bien des prodiges vous attendent, puis, par une trop chaude journée et par erreur, alors qu’ils jouent aux échecs sur le pont du bateau… Ah, Dieu ! Quel breuvage ! Comme il leur a été nuisible depuis ! Les voilà qui ont bu. Les voilà entrés dans la danse qui jamais ne finira tant qu’ils auront la vie au corps. Et nous aussi, lecteurs, nous voulons que cette danse ne finisse jamais ! Qu’Iseult y chante encore son lai, en pleurant, comme elle le fait à la fin de ce premier volume :

« Mon lai est fini, vous tous amants,/ Je prie que ne blâmiez/ Iseult si elle meurt d’aimer ;/ A la fin, elle réclame Tristan. »

Heureusement, il nous reste encore deux mille pages à découvrir. Comme répond Tristan dans le lai de Marie de France :

« Belle amie nous sommes ainsi : ni vous sans moi, ni moi sans vous. »

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