Que vous dire ?

Préface, par Mika Biermann
Ce Tristan a besoin d’une préface comme un poisson rouge d’un tapis persan. Il est d’une santé robuste et n’a pas besoin d’une paire de béquilles. C’est un chevalier, pas un mendiant. Bon prince, il acceptera toutefois ces quelques mots pour l’accompagner.

J’ai fait sa connaissance il y a longtemps, et tout à fait ailleurs. L’incommode Wagner faisait chanter le héros. Tristan, la poitrine rembourrée de papier journal, s’arrachait les bandages sanglants et partait dans un monstrueux délire. Iseult, hors scène, beuglait. La musique enflait comme une pâte à pizza et tourbillonnait comme l’eau moussue de la baignoire après avoir ôté le bouchon. L’Opéra de Berlin Ouest était rempli de brumes de théâtre. Nous étions des étudiants des Beaux-Arts, et nos oreilles rougissaient, à cause du chant, à cause du héros lunatique, à cause de sa maîtresse-femme, à cause de la voix grave du roi Marc qui nous disait que tout ça était bien bête et bien beau, tandis que dehors les lampadaires brillaient sous la neige, les voitures pilaient aux feux rouges et les avions s’envolaient pour Londres ou Paris.

Par la suite, d’autres problèmes ont demandé mon attention.

Quarante ans plus tard, le manuscrit du Tristan en prose a atterri sur mon bureau. Un gros paquet de feuilles dans une chemise verte. Ce n’était pas un manuscrit, mais le tapuscrit de la traduction d’un vrai manuscrit, qui, lui, écrit en moyen français, est conservé à la bibliothèque de Vienne, orné de lettrines et d’enluminures. Une préface… Je soupirais. Je redoutais cette lecture. La version moderne ne sera pas illisible, juste barbante, comme tout texte d’un autre âge, et tous du nôtre. Vaine entreprise également de chercher le contexte de l’œuvre sur le Net. Le bordel était intégral, depuis le XIe siècle : sources, auteurs, copistes, datations, versions, traductions, opinions, analyses, rien n’était clair, rien n’était sûr, et tout doit disparaître. La photo de l’énorme volume viennois, relié dans la peau d’un mammouth, suscitait pourtant l’admiration. Aligner autant de signes au calame… Écrire ! À la main ! Tracer des pattes de mouche à la plume d’oie… Être à la merci d’une tache, d’un hoquet, d’une larme… Dessiner des lettres à la lueur d’une bougie, la langue entre les dents, pendant des années… Fallait y croire, aux mots et aux histoires.

Bonjour, Tristan.

L’histoire est longue et merveilleuse. Moi, Luce, chevalier et seigneur du Château du Grand, amoureux et joyeux, entreprends de traduire du latin en français une partie…

Longue et merveilleuse, l’histoire. Amoureux et joyeux, l’écrivain. Je suis perplexe : le scribe semble enthousiaste. L’adjectif, cet épouvantail du texte contemporain, ne lui fait pas peur. Pas grand-chose d’autre non plus, d’ailleurs.

… sans y mettre de mensonge et en toute vérité.

Tout est vrai, donc ? À d’autres. Mais c’est bien essayé, mon brave.

Ça commence sur les chapeaux de roues. Naufrage, viol, meurtre.

Le vieux scribe, après une journée penché sur le parchemin, a dû rêver de Tristan la nuit. Moi, assis à mon bureau, je tourne les pages. Je ne peux pas faire autrement. Il n’y a pas de zappette au pays des chevaliers.

C’est un livre fleuve, je m’engage donc dans les paragraphes comme un trappeur sur une rivière, en suivant ses méandres, sans voir ce qu’apporte le prochain tournant. Les berges du silence défilent ; pas besoin d’y accoster. Le courant des phrases amène au vaste pays de l’aventure. Les rochers de la répétition ne se ressemblent pas. Les éclaboussures des formules ravivent la chair de poule. Mieux vaut affronter quelques rapides que marcher dans le désert, dit le dicton.

Sador traverse la Cornouaille, heureux et triste ; c’était prodigieux.

Oui ! Sador peut être heureux et triste à la fois, évidemment. Nous sommes des êtres complexes. On ne peut pas nous réduire à une mince musique de flûte. Mieux vaut jouer du piano de deux doigts décidés que de dix doigts hésitants. À bas les trilles romantiques. Ici, le mot est une balle, un pain, une poutre, pas une cuillère en argent, un plumeau fait avec de grosses plumes de dindon ou un dénoyauteur de cerises. Ici, le mot est prodigieux, tient du prodige, est extraordinaire, quelque chose d’exceptionnel, de plus grand qu’on ne s’y attendait.

Et : si tout mot est prodigieux, le mot « prodigieux » l’est, aussi.

La mer avait été, cette nuit et le jour précédent, si démontée et si agitée qu’elle était laide à voir.

Je constate que je suis ravi de ma lecture, comme on constate les premières lueurs de l’aube après une nuit d’angoisse. Je commence à en avoir besoin, de ma dose de Tristan quotidienne. Parfois je rigole, incrédule.

Un chevalier demeure en prison contre sa volonté et ses désirs. Laborieux ? Redondant ? Que nenni. Voyons. Volonté : faculté de déterminer librement ses actes en fonction de motifs rationnels. Désir : effort de réduction d’une tension issue d’un sentiment de manque. Ça aurait été dommage de se priver de l’un ou de l’autre.

C’est une écriture mathématique. Un multiplié par deux égale deux. Courageux et vaillant. Extraordinaire et effroyable. Calme et paisible. Angoissé et épouvanté. Mangé et dévoré. Clair et limpide.

Un langage doux et sûr, qui écarte patiemment les herbes hautes du doute.

Trois fois, en dix pages, le même roi perd ses compagnons de chasse dans la forêt et se retrouve près de la fontaine ; vingt rois chasseurs, en trois chapitres, sèment leurs collègues parmi les bosquets et boivent l’eau à même la source : la répétition, en musique, ça s’appelle un motif. C’est la répétition qui permet la variation. La variation est source du même plaisir répété.

Beaucoup de mots sont repeints à neuf et semblent ne jamais avoir servi. Douce illusion. Joie de gosse au son de la trompette.

Tristan est le chevalier le plus beau du monde. Est-il brun, est-il blond ? Qu’importe ! Il est beau. Il ne sera jamais adorable, bath, bien bâti, charmant, délicieux, divin, éblouissant, élégant, ensoleillé, épatant, formidable, gracieux, joli, magnifique, mignon, parfait, proportionné, pur, ravissant, sortable, splendide, sublime, super ou unique.

C’est une écriture précise, comme les pas de danse que l’aveugle improvise dans la foule.

Des ralentis à la Peckinpah : le géant désarmé, la tête fendue jusqu’aux dents, s’effondre et se tord de douleur convulsivement tandis que l’angoisse de la mort l’oppresse. Pourquoi pas ? Au diable le médecin légiste. En mourant, on aura toujours le temps de dire son dernier mot.

Ou pas. Appolo frappe Sador si durement qu’il lui tranche la tête jusqu’aux dents. Sador s’effondre, mort. Mort, point. C’est dans la boîte. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Après, ça continue, car il reste de la pellicule et un peu de lumière. Tandis qu’ils parlent comme je vous le raconte, arrivèrent par hasard quatre barons de Loenois. Action ! Et hop.

C’est une écriture innocente. Apportez-moi la tête de Sigmund Freud.

Ayant appris qu’il a tué son père, Appolo dit qu’il est fort contrarié par cette nouvelle. Non, il ne se crève pas les yeux. Non, la peste ne s’abat pas sur Thèbes. N’en faisons pas un flan. Une écriture économe. Réserver tous les points d’exclamation pour le chapitre du philtre, quelle prouesse. Ah, Dieu ! Quel breuvage ! Comme il leur a été nuisible depuis ! [épisode 7, saison 1 : le philtre]

Parfois, le scribe crâne. Quand il campe Iseult la Blonde et Iseult aux Blanches Mains, que Tristan peut confondre et entreprendre à volonté, l’auteur est fier comme un adolescent après son premier baiser de cette ruse du récit digne d’un gamin de six ans. Il en use et abuse, de ces Iseult, et nous rions comme dans un film de Buster Keaton.

Mais en général le scribe reste d’une modestie exemplaire. Il s’adresse au lecteur avec tact. Apprenez que depuis, il devint un chevalier accompli. Et si l’on me demandait son nom, je répondrais qu’il s’appelait… Allez, s’il vous plaît, dites-nous. Qu’il s’appelait Hébe.

Il paraît que ce livre unique était lu à haute voix à une assemblée qui revenait chaque jour pour entendre la suite.

Le lecteur postillonne derrière son pupitre. Le public tangue au fil du récit.

Ainsi, comme je vous le narre, le bateau voguait sur les flots. Il n’y avait ni rame, ni marin pour le diriger…

Un gentilhomme entre dans la salle et demande à son voisin, en chuchotant : « On en est où, avec Tristan ?

— Il n’est pas mort de sa chute dans la mer. Ses compagnons ont récupéré Iseult chez les lépreux et s’apprêtent à…

— Chut ! fait une dame portant un mantel doublé d’hermine.

— C’est le meilleur feuilleton depuis la croisade contre les albigeois, souffle le voisin.

— Tu trouves ? Mieux que Lancelot ?

— Rien à voir ! Lancelot, c’est vieux. Tristan, c’est moderne.

— C’est de la daube pour damoiselles !

— Pourquoi tu es là, alors ?

— Ma foi, je veux quand même savoir qui est le chevalier sans nom…

— Chut ! » fait la dame en jetant un regard noir aux deux pipelettes.

La voix du liseur enfle comme la mer. Le public est tout ouïe. Dehors, le soleil joue sur les feuilles des arbres. Dedans, on entend voler une mouche. Il n’y a pas de séance de dédicace prévue. C’est peut-être ça qui donne son bon goût au roman : derrière Tristan il n’y a pas d’auteur à grande moustache qui boit de la Suze avec son éditeur au café de la gare ; il n’y a pas d’écrivain tellement fier de sa déprime postmoderne qu’il ne se lave plus les dents ; il n’y a pas de sombre poète alcoolique qui fait rimer « poitrine » avec « narine » dans son grenier. Au Moyen Âge, dans toute sa sagesse, le scribe fond et confond les textes et les sources, en traçant mot après mot avec la patience d’un chat ; les scribes s’effacent devant la tour de Babel après l’avoir construite et – ô miracle – terminée ; le lecteur emprunte chaque phrase comme un collier de perles qu’on doit rendre après le bal. Chaque syllabe est dégustée sur place, et la postérité n’est pas encore inventée. Les scribes, les liseurs, les lecteurs du Tristan ne sont pas des enfants gâtés en manque d’attention et d’amour. Ce ne sont pas des êtres frustes. Ce sont de grands gourmands. Quand ils avalent une cerise, leur main se tend déjà vers l’autre, encore sur la branche. Moi, Luce, amoureux et joyeux

Le Tristan en prose s’impose. Croyons-y, aux mots. L’amant timide n’est jamais heureux.

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