17. Dissertation 17

Dissertation 17, par Arbaud.

… primoque a caede ferarum incaluisse puto maculatum sanguine ferrum, Ovid. Nietm

Commissaires :
Le Bureau : Garran, La Révellière-Lépeaux, Dupont (de Nemours), 
Toulongeon, Silvestre de Sacy.
Dissertation 17, 1re page
Dissertation 17, 1re page

Parmi les êtres dont il a plu à l’auteur de la Nature d’orner ce monde visible, il n’y en a point, sans contredit, après l’homme, qui soit doués d’autant de perfections que les animaux. C’est par la variété de leurs espèces et les beautés innombrables qu’elles présentent, qu’il a fait connaître d’une manière particulière les trésors de sa toute puissance ; mais c’est surtout par leurs rapports avec l’homme qu’ils intéressent davantage. Il y avait trop loin entre lui et les êtres insensibles, ils sont comme une classe intermédiaire qui rapproche les extrêmes et fait de ce monde un tout assorti.

[…] C’est donc sur la raison et la nature même qu’est fondé le penchant qui attache aux animaux. Tous les droits que l’homme peut légitimement exercer sur eux finissent avec ses besoins, et il entrait si peu dans les desseins de la providence qu’il ne put jamais sans raison sévir contre eux, qu’elle lui en a entièrement refusé les moyens. L’homme est dans le monde comme un maître pacifique, il n’a point d’armes pour les attaquer pas même pour se défendre ; [2] il ne peut par ses moyens individuels répandre une goutte de sang, s’il est obligé d’aller chercher dans les entrailles de la terre un métal pour se défaire de ceux qui le menacent, ou qui sont nécessaires à ses usages ; cela tient à des causes qu’il n’est pas temps de rechercher ici. Il n’est pas moins vrai qu’à ne considérer attentivement que la nature, tout porte à resserrer les liens qui doivent l’attacher aux animaux. C’est aussi pour cette raison qu’elle a mis dans leur constitution physique, tant d’analogie avec la sienne, on voit pourtant des os, des veines et des artères, du sang qui y circule et de la chair qui s’en forme, il faut aux uns et aux autres des aliments pour réparer les pertes et développer les forces, enfin ils se propagent par les mêmes moyens et périssent par les mêmes causes.

[…] On sait assez généralement que les peuples sauvages sont cruels, mais on connaît peu la véritable cause de cette dépravation ; inutilement la chercherait-on dans l’organisation de leur société, elle devrait avoir un résultat différent. Les jalousies, les haines produites par le goût de dominer, qui corrompt les peuples policés, devraient rendre ceux-ci plus atroces que les peuples sauvages où chacun est content de la place que la nature lui donne. La férocité qu’on leur reproche ne peut naître que des occupations auxquelles ils se livrent, familiarisés avec le carnage des animaux, à se couvrir de leurs peaux, à manger leurs chairs crues, ils étouffent le penchant naturel à la bienfaisance ; s’ils sont en guerre avec leurs voisins, ils y traitent les hommes comme les ours. C’est là la vraie cause de certains excès incroyables auxquels quelques-uns se sont laissés entrainer.

Ce n’est pas qu’il n’y ait eu des peuples sauvages dont les mœurs aient été moins féroces ; mais l’exception même vient à mon appui : ces peuples tels que les Gaures et quelques autres, prévenus des dogmes de la Métempsycose, avaient les animaux en vénération et ne se croyaient pas permis de verser une goutte de leur sang. Ce n’est pas que je veuille faire l’apologie de ces égards superstitieux ; mais il n’est pas moins vrai que ce n’est qu’à cette raison qu’on peut attribuer la douceur qui les caractérise et ce seul rapprochement démontre jusqu’à l’évidence combien est grande l’influence qu’a sur les mœurs publiques la [3] manière de traiter les animaux.
Les peuples sauvages ne sont pas les seuls qui puissent donner matière à ces réflexions, elles naissent encore de l’histoire des peuples policées. On sait que chez les Grecs et les Romains, les pères égorgeaient ceux de leurs enfants à qui la nature avait refusé quelqu’un de leurs membres, ou qui naissent avec quelque difformité notable. C’est l’indifférence avec laquelle ils répandaient un sang moins pur, qui les avait fait arriver par degré à ce point de barbarie.

Le goût sanguinaire de ces derniers pour les combats de Gladiateur, avait eu la même source ; on a de la peine à concevoir comment ce peuple qui avait d’ailleurs de si bonnes choses dans ses lois avait pu se faire un plaisir de voir des hommes s’entrégorger. L’imagination se révolte quand on se représente sept à huit cents mille Citoyens Romains rassemblés dans l’amphithéâtre présidés par des magistrats applaudissant à la vue d’un membre coupé, ou lorsque l’épée maniée adroitement avait percé sans obstacle quelque partie du corps, qu’elle en sortait ensanglantée et que le malheureux qui en était tombait mort nageait dans son sang. On déteste les cris de joie dont les historiens remarquent que ces moments d’horreur étaient accompagnés ; on est fâché de voir le sexe à qui la nature a départi avec prodigalité une sensibilité qui tend à épurer les mœurs, prendre une part active dans ces scènes tragiques. On aimerait mieux sentir les Vestales au fond de leurs retraites qu’assises sur des sièges distingués auprès des Ediles pour juger du mérite des combattants ; mais ce n’est pas tout d’un coup qu’on en était venu à ce point de barbarie. D’abord le peuple Romain s’était familiarisé avec les combats où des bêtes féroces de différentes espèces s’entre-déchiraient. C’était surtout depuis que les guerres puniques l’avaient mis à portée de tirer de l’Afrique ces animaux que ces combats s’étaient multipliés. Il voyait sans émotion des tigres et des léopards, des lions et des ours se déchirer à belles dents, s’étouffer avec leurs griffes et demeurant quelquefois l’un et l’autre morts ou mourants au milieu de l’arène. Bientôt il faut l’amuser avec le meurtre des hommes. Les Gladiateurs n’étaient d’abord que des criminels qui avaient mérité le dernier supplice par leurs forfaits, ou des prisonniers de guerre. Ce furent ensuite des esclaves, bientôt des hommes libres ; il est vrai que cette profession ne fut jamais en honneur chez les Romains ; mais on peut dire que le peuple qui applaudissait à ce spectacle était sous ce rapport plus vil que ceux qui le lui donnaient. Ce n’est pas tout par un raffinement de cruauté, on imagina de faire combattre des bêtes féroces contre des hommes et ce peuple plus barbare que ceux à qui il croyait insulter en donnant [4] ce nom, en était venu au point de se faire un vrai plaisir de voir ses semblables massacrés et dévorés. C’est par cette progression que l’effusion du sang des animaux disposa les Romains à se plaire à celle du sang des hommes. Les historiens les plus judicieux ont senti cette raison et elle est trop liée à la suite des faits pour qu’on en puisse soupçonner une autre.

[…] Ce n’est pas seulement sur les peuples que se laisse apercevoir l’influence qu’a sur les mœurs la différente manière de traiter les animaux, elle est quelquefois sensible jusque dans les particuliers. On a souvent observé que les scélérats qui avaient rendu leurs noms fameux par les meurtres dont ils s’étaient souillés, avaient fait leur apprentissage sur les animaux. J’en ai connu un qui osa égorger dans le lit nuptial son épouse recommandable par la réunion des plus intéressantes qualités. Le public se rappela à propos qu’il avait eu la manie, dès sa jeunesse, de tirer les plumes à des oiseaux en vie, de les piquer sur tous les membres avec des épingles et les priver par ce supplice lent, de leur sang et de leur vie. Ce trait rappelle naturellement ce que l’histoire rapporte de Domitien ; il se plut à embucher dans son poinçon toutes les mouches qui avaient le malheur de pénétrer dans son cabinet. On sait de quelle manière il traita les hommes : on avait pareillement remarqué que l’empereur Claude avait un caractère doux et bienfaisant et que ce fut son goût dominant pour les spectacles des Gladiateurs qui lui donna un penchant si violent à la cruauté.

C’est aussi la véritable raison qui rend agreste et brutal le caractère que l’on reconnait en général dans les bouchers. C’est entre gens de cette profession que les rixes sont plus fréquentes et plus meurtrières, ils traitent assez ordinairement leurs femmes et leurs enfants avec plus de dureté, on sent dans leur abord, je ne sais quoi qui répugne, leur ton de voix, leurs gestes ont [5] quelque chose de menaçant. A force d’égorger des agneaux, ils ne ressentent de la férocité du loup. C’est avec raison qu’en certains cas, les tribunaux voulant immoler des malfaiteurs à la vengeance des lois et manquant pour le moment de l’exécuter de leur arrêt, le choisissaient forcément dans la classe des bouchers. Il n’y a pas loin entre égorger une brebis innocente et étrangler un homme criminel. On a tellement senti combien cette habitude de vivre au milieu du carnage altérait leurs mœurs que ce n’a été que sur cette supposition que la police, toujours attentive au maintien de l’ordre et à la sûreté des citoyens, a dans toutes les circonstances, appuyé les règlements qu’elle a faits pour la tenue des boucheries. C’est ce qui a toujours empêché les grandes villes, surtout Paris, de les réunir en trop grand nombre dans le même local : on y a même observé que lorsqu’elles n’étaient pas assez ; subdivisées, cette multitude d’hommes armées de coutelas, les bras retroussés, les mains trempées dans le sang, était toujours prête à des procédés atroces ; un mot, un regard était aussitôt payé d’une décharge meurtrière qui coûtait la vie ou le sang de celui sur qui elle était faite. Réunis pour être les bouchers des animaux, ils le devenaient bientôt réciproquement les uns des autres. Il n’y eut jamais de rassemblement aussi dangereux. On a vu dans plusieurs séditions les bouchers se distinguer par-dessus tous les autres par leur acharnement. Malheur au parti qui les avait contre lui. C’était le principal obstacle que les autorités publiques rencontraient lorsqu’elles auraient voulu finir, par voie de conciliation, les émeutes populaires ; quand les bouchers s’étaient mêlés de la partie ils ne quittaient pas volontiers le champ de bataille, s’ils n’avaient eu le plaisir de voir du sang répandu.

Ce n’est pas seulement la profession d’égorger des animaux qui altère les mœurs, c’est encore jusqu’à un certain point l’habitude de manger leur chair. Il est singulier que nous nous reprochions si peu un goût que nous détestons dans les animaux eux-mêmes. En général nous n’avons que de l’horreur pour ceux qui sont carnassiers, nous attachons à l’idée que nous nous en faisons des attributs de cruauté ; lorsque nous voulons faire un portrait sinistre de quelqu’un c’est dans leur classe que nous cherchons nos comparaisons. Tout l’art des meilleurs cuisiniers ne pourrait nous ôter le rebut que nous en avons ; il n’y a personne qui vit servir, de sang-froid, sur sa table la chair d’un ours ou d’un tigre ; l’épervier et l’aigle n’ont jamais pu faire un rôti délicat. Nous disons qu’ils ne sont pas bons et nous avons raison puisqu’ils sont cruels : mais nous devrions plutôt reconnaître que nous ne sommes pas bons nous-mêmes [6] puisqu’en imitant leur goût nous devenons aussi cruels qu’ils le sont.

Comme eux, il est vrai, nous ne voulons pas manger la chair crue avant de la faire paraitre dans nos festins, nous lui faisons subir l’action du feu et de l’eau pour lui donner, pour ainsi dire, une nouvelle existence, nous empruntons le secours des végétaux caustiques que produisent nos jardins, quand nos contrées ne nous fournissent pas de moyens qui changent assez leur saveur, nous avons recours à ceux du sol brulant du midi de l’Asie, nous avons érigé en art le moyen de la dénaturer et le plus parfait des cuisiniers est celui qui y réussit le mieux. La chair présentée dans son état naturel est constamment un objet d’horreur pour nous. L’idée seule qu’il y ait des hommes capables d’apaiser leur faim par un tel moyen, nous révolte et cette indignation qu’elle réveille en nous est comme une justice secrète que nous en faisons pour venger notre nature outragée[1].

Mais après tout à quoi se réduit cet appareil de déguisements ?

Tous ces raffinements que l’art de nos cuisiniers a inventés, changent-ils la nature du sujet sur lequel ils l’exercent ? Ne sont-ils pas toujours des êtres sensibles dont nous nous accoutumons à verser le sang à dépecer les membres ; ne sont-ce pas toujours des cadavres que nous engloutissons dans notre estomac ? Quelle différence enfin ce goût peut-il laisser entre nous et les animaux de rapine ? Qu’une colombe tombe entre les serres d’un faucon ou entre nos mains en est-elle moins étouffée ? On peut même dire que sa condition est pire quand elle a à faire avec nous. Le faucon ne l’attaque qu’au moment qu’il lui reste encore quelque défense dans l’agilité de son vol ; pour être plus sûr de notre proie, nous l’attaquons dans son nid avant même que ses ailes soient formées ; nos mains deviennent des serres, nous l’étouffons, quelques instants après [7] elle paraît sur notre table nous la dévorons. Voilà les suites du goût que nous avons pour manger de la chair, il nous familiarise avec des procédés féroces sans même que nous nous en doutions.

[…] Rien de plus doux au contraire que les peuples qui ne se nourrissent que de fruits et d’herbes. Homère fait un portrait ravissant de leurs mœurs, il les appelle Lotophages à cause des aliments auxquels ils sont accoutumés et selon l’idée de ce grand poète, l’influence de ces aliments rend leur commerce si doux que l’étranger qui en goute les charmes oublie jusqu’à sa patrie pour vivre avec eux.

C’est pourquoi Pythagore ne voulait pas que ses disciples mangeassent de la viande, il faisait de cette défense un point capital de sa règle ; il était en usage de racheter tous les oiseaux qu’il trouvait en vie pour éviter l’effusion de leur sang et épargner un meurtre aux oiseleurs. Il est vrai que cette délicatesse pouvait naître du système de la métempsycose qu’il avait adopté, mais en suivant l’ensemble de ses maximes on s’aperçoit bien [8] qu’il voulait inspirer à ses élèves des sentiments d’humanité, c’est le jugement qu’en a porté Plutarque.

Personne n’a peut-être été aussi persuadé que ce judicieux écrivain de l’influence qu’a sur les mœurs des hommes la facilité avec laquelle ils se nourrissent de chair. Il a fait sur cette matière un traité fort éloquent, il y a appuyé de tous ses moyens l’opinion de Pythagore : « Les sentences et opinion de Pythagore et d’Empédocle étaient, dit-il, les anciennes lois, ordonnances, statuts et jugements des Grecs que les hommes ont quelques droits communs avec les bêtes brutes qui ont donc été ceux qui depuis ont autrement ordonné ? […]

[9] Cette proposition ne peut plus être désormais considérée que comme une conséquence des principes qui ont été développés. Rien de ce qui peut former les mœurs, prévenir les crimes qui troubleraient l’ordre public, mettre le germe des vertus sociales dans le cœur des citoyens ne peut être étranger aux lois. C’est même une chose fort louable en elle de paraître moins défendre le mal que de chercher à en éloigner les causes. Si elles réussissent à inspirer du rebut pour le meurtre même des animaux, les homicides deviennent plus rares.

On connaît tout le mal que font à la société les rixes domestiques, les mauvais traitements des maris envers leurs femmes, les excès de la puissance paternelle envers les enfants, les rigueurs des maîtres envers les domestiques et les journaliers. Il n’est pas aisé aux lois d’attaquer ces désordres de front. Qu’elles commencent par rendre les hommes doux envers les animaux et ils tomberont d’eux-mêmes. Le cultivateur qui s’accoutumera à traiter avec douceur ceux avec qui il a journellement affaire, sera moins dur envers sa femme, il aura honte de parler à ses enfants d’un ton plus menaçant qu’il ne ferait à son mulet. Ce serait une source de régénération pour les mœurs publiques, si l’on rendait toutes les classes des citoyens pleines d’égards envers les animaux. Le législateur trouverait dans les dispositions relatives à cet objet un avantage [10] qu’il ne rencontrerait pas ailleurs. C’est que ses motifs se feraient mieux sentir et qu’il resterait moins de prétextes à les éluder. […]

[12] Il n’y a eu qu’un législateur dans toute l’antiquité qui s’élevant au-dessus de tous ces obstacles, ait donné aux lois qu’il a portées sur cet objet, le développement et la sensation nécessaire. Aussi est-ce le plus grand de ceux à qui l’on n’a jamais donné ce nom. Il a formé le seul des peuples qui ait survécu à l’orage des temps et qui depuis tant de siècles, répandu sur tous les points de la terre, se fait encore gloire d’avoir été formé par ses institutions. On voit bien que je parle des juifs et de Moïse.

Tous les peuples, dont ils devaient être entourés dans la terre promise, étant en usage d’offrir à leurs divinités les animaux en sacrifice, Moïse n’eut-il eu d’autre raison, n’aurait il pu les leurs interdire ? Il se contenta de leur donner de l’aversion pour le sang même qu’il était forcé de leur laisser répandre. C’est pour cela qu’il défend en tant d’endroits de ne point en manger sous quelque prétexte que ce put être. Il prenait tous les moyens pour le rendre sacré à leurs yeux, le représentait comme étant leur âme, il ne voulait pas même qu’on touchât aux animaux étouffés. Il semble ne leur accorder que par force ce droit de vie et de mort, et il en redoutait tellement les suites qu’il choisit tout exprès, le moment pour défendre l’homicide laissant à entendre combien c’était une chose à craindre qu’un meurtre ne les acheminât à un autre[2].

[13] C’est pour la même raison qu’il était enjoint aux chasseurs de répandre[3] de suite le sang du gibier qu’ils auraient pris ou tué et à le couvrir de terre. Il ne voulait pas qu’il restât exposé à la vue des passants crainte que les yeux ne se familiarisassent à ce spectacle. Ces institutions étaient de nature à tempérer l’impulsion que pouvaient donner les sacrifices publics et faisaient entendre au peuple que c’étaient des raisons particulières qui rendraient nécessaire au culte divin cette profusion de sang et que pour tout autre objet, on ne pouvait en être trop économe.
Outre les lois dont le but était de donner de l’éloignement pour la mort des animaux, Moïse en avait fait d’autres qui tendent à inspirer des sentiments d’humanité envers eux ; telle est celle, par exemple, par laquelle il défend d’attacher à la même charrue un bœuf et un âne[4].

Les forces étant si inégales, ce dernier ne pourrait qu’être la victime de cette association.

Il ne voulait pas qu’on mangeât un chevreau qui avait été mis bas depuis peu[5] ; Il aurait été dur de l’arracher à sa mère tandis qu’elle était pleine du lait qui était destiné à sa nourriture, il avait prévu le cas[6] où l’on aurait surpris dans un nid la mère occupée à couver ses œufs, ou à réchauffer ces petits ; il voulait qu’en enlevant ceux-ci, on laissait la mère s’envoler, pour donner à entendre que la perte de sa famille était un chagrin assez cuisant pour elle sans qu’on y ajoutât celui de la perte de sa liberté. On trouve quelque chose de semblable dans un ancien poète[7].

Ces détails pourront paraître puériles et indignes d’un aussi grand législateur que Moyse ; c’est pourtant avec de semblables [14] minuties qu’il avait formé le peuple de la terre qui a le plus aimé ses lois, en qui l’amour de la patrie a jeté de si profondes racines que les malheurs et les proscriptions n’ont pu les ébranler et qui depuis tant de siècles renouât, pour ainsi dire, de ses cendres, pour publier la grandeur de son législateur, et la sainteté des ordonnances qu’il en avait reçues : elles ont un nouveau poids si l’on réfléchit à la sanction que leur donne la source dont Moïse les fait descendre.

La Religion Chrétienne, que l’on reconnait unanimement aujourd’hui avoir plus que toute autre chose adouci les mœurs de l’Europe, s’est servie du même moyen. Les spectacles sanglants du cirque étaient sévèrement interdits aux premiers chrétiens ; quoique la loi qui défendait aux juifs de manger le sang fût de celles qui étaient abolies, on continuait néanmoins d’en favoriser l’exécution. Toutes les victimes sanglantes avaient disparu des temples, rien n’annonçait plus que paix et douceur dans les assemblées religieuses. La loi de l’abstinence fixée à quelques jours de la semaine et à certain temps de l’année mettait un frein au goût universellement répandu de manger de la chair et prévenait une partie de ses effets funestes ; elle laissait à entendre que ce n’était pas la nourriture que la providence avait primitivement destiné à l’homme, qu’il y avait quelque imperfection à se la permettre, du moins cette privation produisait-elle ce salutaire effet quand même on ne l’eut pas en vue.

Ce n’est pas sans doute pour donner occasion à des discutions de pure curiosité que le corps illustre, dépositaire du précieux dépôt des sciences nationales a proposé à l’émulation publique la question qui m’occupe : le Génie qui a su tirer les savants qui le composent du milieu des ruines sous lesquelles les factions avaient cherché à anéantir les talents, veut sans doute s’aider de leurs lumières et en orner les lois que la nation reçoit avec tant de satisfaction et dont elle est principalement redevable à ses soins.

Si mes espérances se réalisent en ce point et que l’on dresse un plan de législation sur les relations de l’homme avec les animaux, je désirais qu’on ne perdit pas entièrement de vue les moyens qui pourraient rétablir parmi nous cette utile abstinence dont je viens de parler. Les sucs pesants que contient la chair des animaux abrutiront toujours l’âme et rendront les mœurs plus féroces ; nous deviendrons au contraire d’autant plus doux que nous nous éloignerons davantage du goût des bêtes auxquelles nous donnons cette qualification. Les anglais font ostentation de quelques lois dont le but est de les rendre plus [15] humains envers les animaux. J’ose leur dire qu’elles n’auront que bien peu d’influence sur leur caractère tant qu’ils mangeront la chair comme des Cyclopes, ils n’auront pas les mœurs des Lotophages.

[…] Je ne voudrais pas précisément que l’on avilit par des lois la profession de boucher. Puisque notre malheur, nous ne pouvons vivre sans viande, il nous faut des gens qui nous la vendent, et l’on ne gagne jamais rien à avilir des hommes dont on ne peut se passer, mais ce qu’on pourrait faire sans inconvénient, ce serait de leur défende de tuer, d’écorcher et de dépecer les animaux en public, il faudrait que cette espèce de crime cherchât les ténèbres et que le sang ne fut jamais vu. Il ne devrait leur être permis d’exposer la viande au dehors de leur boutique, que lorsqu’elle n’en porterait plus les empreintes. On pourrait les soumettre à user des moyens plus doux pour les priver de la vie : quel procède barbare de garrotter un faible et innocent agneau, de lui planter froidement un grand coutelas dans la gorge et laisser sa main se tremper du sang qui sort en bouillonnant de cette vaste blessure. Si un peuple n’avait jamais été témoin d’un spectacle pareil, je craindrais beaucoup pour celui qui le lui donnerait pour la première fois.

Il est des pays, où en perçant avec un poinçon aigu les cochons vers le cœur, on les voit se mourir comme subitement sans presqu’aucun signe de douleur et l’on ne tire pas pour cela moins bon parti du sang : pourquoi ne pas préférer une telle voie à cet étalage de cruauté qui révolte ? En voulant frapper de mort des êtres innocents, du moins adoucissons et abrégeons leur supplice : l’anatomie pourrait indiquer les moyens. […]

[16] Ce que nous disons des bouchers, doit s’entendre de toute espèce de charcutier, traiteur, rôtisseur et autres gens que notre gourmandise enlève à des occupations plus utiles. Il n’est pas moins important d’inspirer de l’éloignement pour le meurtre des oiseaux que pour celui des quadrupèdes, il faut que tout ce qui rappelle l’idée du sang, soit constamment éloigné des yeux du public.

On pourrait établir des amendes contre les ménagers, muletiers, charretiers, bergers et autres gens qui ont souvent à faire avec les bestiaux, dans le cas qu’ils exerçassent envers eux des brutalités inhumaines. Tout individu qui se serait permis, soit d’arracher les plumes à un oiseau vivant, soit d’écorcher vif un quadrupède, par le barbare plaisir de prolonger son supplice, pourrait être soumis à une amende plus forte et même à quelques jours de prison. C’est surtout dans les pensionnats qu’on devrait veiller à ce que les enfants ne se laissent pas entrainer dans cet écart dangereux qui malheureusement n’est que trop commun chez eux, il devrait même y avoir pour les coupables une punition exemplaire. […]

[17] Parmi les motifs qui obligent le gouvernement à faire intervenir son autorité au sujet de la chasse, celui-ci devrait trouver sa place et dicter une partie des règlements qu’il serait à propos de faire. A ne consulter que l’impulsion de la nature, la chasse ne devrait avoir pour objet que les animaux malfaisants, que ceux dont l’humeur carnassière menace les hommes, leurs bestiaux ou qui par leur multiplicité peuvent nuire aux campagnes et les priver d’une partie de leurs fruits. Mais ces animaux doux et bienfaisants qui sont un des plus beaux ornements de la nature, qui nous intéressent par les agréments de leurs accents, la rapidité de leur vol, la légèreté de leur course, les nuances de leurs couleurs, ne devraient pas provoquer notre courroux. Nous nous mettons en état de guerre contre des êtres qui ne peuvent que nous faire du bien, nous nous piquons d’avoir des chiens qui les éventrent mieux et de réussir plus souvent à leur porter des coups meurtriers, nous faisons de la profession de chasseur une profession honorable et nous ne pensons pas qu’après celle de boucher elle influe plus que toutes les autres à donner à nos mœurs un caractère de férocité.

La plus ancienne des histoires ne donne pas une idée flatteuse du premier qui s’adonna à la profession de la chasse. Elle laisse à entendre qu’il fût comme le fléau du genre humain. C’est une chose reconnue que les peuples chasseurs sont plus cruels que les autres ; je ne reviens pas à un article que j’ai déjà touché. On sait pareillement que ce n’est pas parmi les chausseurs que se trouve ordinairement le plus de douceur dans l’abord, le plus d’aménité dans les mœurs. S’il était possible de former un tableau des grands attentats qui se sont jamais commis, je suis persuadé qu’on découvrirait que cette classe en a fourni proportionnellement plus que les autres. On ne pense pas sans horreur à l’incroyable trait de cruauté que l’histoire attribue à Charles IX. Les [18] historiens ont observé que c’était sa grande passion pour la chasse qui l’avait disposé à cet excès. A force de tirer sur des bêtes fauves, il en vient à tirer sur ses sujets comme sur des sangliers.

C’est une chose peu honorable à nos mœurs, que les chefs de notre ancien gouvernement fissent, comme un apanage de leur grandeur du droit de tuer des animaux et qu’à leur exemple, les grands, qui tenaient de plus près à leur personne, missent tant de prix aux privilèges exclusifs qu’ils s’étaient arrogés en ce point. Ce goût sent la dépravation, il suppose quelque dureté dans les mœurs et n’annonce pas trop la sobriété d’un spartiate.
Il est d’autant plus doux de faire ces réflexions que, dans le moment présent, il n’y a pas à craindre que la censure flétrisse les premiers Magistrats dont l’autorité tutélaire nous procure le loisir de discourir paisiblement sur les sciences. Des hommes qui ont en leur main les destinées de la France et par elle, celles de tout l’univers, n’ont pas besoin de meutes de chiens et de tout l’appareil des chasses bruyantes pour remplir le vide de leur journée.
Le moment est donc on ne peut plus favorable pour reformer nos mœurs en ceci. Il faudrait d’abord que la profession de chasseur ne fut pas mise en honneur, dans nos lois actuelles : tous les fonctionnaires publics ont droit de chasse, et dans les départements les Préfets donnent des permissions individuelles aux Citoyens les plus aisés qui sont porteurs d’attestations honorables de la part de leurs communes. Il faudrait précisément prendre le contrepied, interdire la chasse à tous les administrateurs, juges, avoués, notaires et généralement à tous ceux qui ont des emplois civils : il leur faut des délassements plus paisibles. Au lieu de ces permissions qu’on fait regarder comme des grâces, on pourrait affermer la chasse au profit des hospices, exclure du bail tous les citoyens notables, ou par les emplois qu’ils remplissent dans la société, ou par la quantité de leurs contributions ; présenter au peuple la profession de chasseur, sinon comme flétrissant, du moins comme peu honorable. Cependant, comme il y a un grand inconvénient à mettre les armes en des mains qui pourraient en abuser, il serait à propos de s’assurer de leur probité, de limiter le nombre des individus à qui on passerait le bail, les mettant en proportion avec l’étendue du territoire de chaque commune, avec défense de déléguer à d’autres le droit dont ils seraient investis exclusivement.

Il ne devrait y avoir qu’une espèce de chasse qu’on rendit honorable, c’est celle des bêtes féroces : elles sont en guerre contre la société ; il est donc permis de la leur faire. Ce serait celle dont devraient s’occuper les militaires en temps de paix pour nourrir l’humeur guerrière et entretenir l’habitude d’être utiles à leur pays. Elle pourrait aussi remplir décemment le loisir des riches. Mais se mettre à la poursuite des animaux paisibles, ériger en art les moyens d’en massacrer un plus grand [19] nombre, c’est trop aimer le meurtre, c’est trop ressembler à des bouchers ; il n’y a pas bien loin entre ces deux professions et quiconque fait métier de répandre le sang d’un être qui n’est pas nuisible à la société ne doit pas être en honneur auprès d’elle. […]

Fin.

Notes:

[1]  On peut voir dans les meilleurs auteurs de l’antiquité quel jugement on est autorisé à porter des hommes qui s’oubliaient à ce point. Horace, liv. 2, od. 19 : Eurip in Bacchis. Strabon observe que les troglodytes et les scythes les plus barbares des peuples mêlaient du sang avec le lait qui faisait leur boisson ordinaire. Virgile avait fait la même remarque sur les Galonniers.
Acerque Gelonus et lac concretum cum sanguine potat Equino. On connait le portrait affreux qu’Homère fait des Cyclopes, il en fait des grands mangeurs de viande crue : on peut même assurer que c’est ce qui a conduit les hommes au dernier période de barbarie qui a été de se manger les uns les autres.

[2]  Carnen cum sanguine non comedetis. Gen. Cap. IX, v. 4 Sanguinem enim animarum vestrarum requirem de manu cunctorum bestiarum de manu hominis, de manu viri et fratris eius acquiram animam hominis… Quicumque efuderit humanum sanguinem, fundetur sanguis illius. Genes, Cap. IX, v. 5 et 6

[3]  Homo quicumque de filiis Israel, et de advenis qui peregrinatur apud vos, si venatione atque aucupio ceparit feram vel avem quibus vesci licitum est fundat sanguinem ejus et operiat illum terra. Lev, cap. XVII, v. 13.

[4]  Non arabis in bove simul et asino. Deut, cap. XXII, v. 10.

[5]  Non coques hoedum in lacte matris sua. Exod, cap. XXIII, v. 19.

[6]  Si ambulans per viam in arbore vel in terra nidum avis inveneris et matrem pullis velo vis desuper incubantem : non tenebis quam cum filiis. Deut, cap. XXII, v. 6.

[7]  µηδετιςορνιθας καλιης αµα παντας ελεθωμητερα δ’εκπρολιποις